La relation des Français au travail a été bouleversée par la crise sanitaire et la volonté des nouvelles générations de retrouver de la signification dans leur vie. Écrivains, journalistes chefs d’entreprise et anthropologue se penchent sur la question – qui va rester sans réponse – dans la revue le « 1 ».
Autrefois synonyme de succès et d’accomplissement, le travail est aujourd’hui perçu comme une contrainte à gérer en parallèle à « sa vraie vie ». Il n’est synonyme d’épanouissement que quand il est décorrélé de la partie revenu. Cette fracture entre les Français et le travail s’est créée entre la génération des boomers (née entre 1945 et 1965) et celles des millenials (nés à partir de 1981).
Dans la revue « Le 1 », parue le 8 novembre 2023, la reporter Florence Aubenas analyse. « Les nouvelles générations (..) ont vu leurs parents ballottés entre diverses entreprises, ils ont été témoins de méthodes de management toxiques (…). En conséquence, ces nouvelles générations développent un rapport complètement différent au travail : fini la loyauté, l’attachement à l’entreprise dont ils ont constaté les dérives ». Cette évolution naturelle qui découle de l’expérience des parents et des générations précédentes explique cette rupture fondamentale dans le rapport à l’employeur et à l’entreprise, théorise la journaliste.
Prise de conscience
Mais toute rupture enclenche logiquement la naissance de quelque chose. Dans le cas de la relation entretenue entre les Français et le travail, il s’agit de la recherche de sens – ou plutôt de signification, comme aime à le préciser Pascal Perri, journaliste et chef d’entreprise, toujours dans la revue « Le 1 ». « Je préfère ce mot à « sens » car le travail lui-même a un sens, en ceci qu’il permet de fabriquer des individus autonomes qui contribuent au bien collectif. Or, la signification, elle, manque parfois (…). » Cette recherche de signification répond à la prise de conscience de l’absurdité de certains emplois. Ce que l’anthropologue américain David Graeber décrivait comme des bullshit jobs dès 2013, expression largement démocratisée aujourd’hui.
Un demi-siècle avant, Albert Camus s’était emparé du mythe de Sisyphe – condamné par les dieux à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait systématiquement. « Ils avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir, écrivait Camus en 1942. L’ouvrier d’aujourd’hui travaille tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n’est pas moins absurde ». Selon Camus, Sisyphe était une sorte de prolétaire des dieux, à cette différence qu’il est conscient tout du long de l’absurdité de sa tâche. Cette prise de conscience des salariés d’aujourd’hui est le déclic qui a enclenché la volonté de changement que l’on observe.
Casse-tête chinois
Philosophe et romancier, Gaspard Koenig s’est largement penché sur la question du travail et de sa signification. Dans son roman « Humus », paru en 2023 aux éditions de l’Observatoire, il met en opposition deux destins : celui d’Arthur, un « bifurqueur » qui a décidé de vivre en autonomie avec ses poules et son potager grâce à l’aide du RSA et celui de Kevin qui se « laisse entrainer dans l’univers du capitalisme vert ». Deux façons d’appréhender le travail. L’une concrète et directe et l’autre distanciée de la réalité et où le sens du travail se dilue, malgré une entreprise qui a un impact positif sur la planète.
Pour Koenig, vouloir se réaproprier le « sens/signification » du travail en passant par la RSE (Responsabilité Sociale et Environnementale des Entreprises) revient à prendre les choses à l’envers. « Ce qui compte en réalité, c’est avant tout de réaliser une action dont on est l’instigateur, dont on constate les conséquences et sur laquelle on peut exercer une décision autonome », explique-t-il dans « Le 1 ».
Outre la recherche de signification, une autre barrière se dresse sur le chemin du salarié qui veut se reconnecter à l’entreprise : le management à l’ancienne, vertical et fermé. Ce dernier doit se remettre en cause « pour mettre sur la table la question du partage – partage des ambitions, partage des moyens, partage des rémunérations, développe le journaliste et chef d’entreprise Pascal Perri. Une démocratisation de l’entreprise permettrait d’améliorer très rapidement les conditions de travail avec des salaires plus attractifs. » Mais est-ce vraiment suffisant ? Pour apaiser les nouvelles générations, il faudra sans doute une remise en question plus profonde du travail et du temps qu’il lui est accordé dans nos vie. Et encore, c’est sans compter les nouvelles embûches – comme le télétravail – qui viennent s’ajouter au casse-tête chinois actuel.