Pour ce dernier week-end de confinement, on part à la rencontre des deux célèbres colocataires du 221b Baker Street. Dans cet extrait de Une Étude en rouge de Arthur Conan Doyle, le Docteur Watson fait la connaissance de Sherlock Holmes.
Une Étude en rouge
Chapitre 1
« Docteur Watson, M. Sherlock Holmes, dit Stamford en nous présentant l’un à l’autre.
– Comment allez-vous ? » dit-il cordialement
Il me serra la main avec une vigueur dont je ne l’aurais pas cru capable.
« Vous avez été en Afghanistan, à ce que je vois !
– Comment diable le savez-vous ? demandai-je avec étonnement.
– Ah çà !… »
Il rit en lui-même.
« La question du jour, reprit-il, c’est l’hémoglobine ! Vous comprenez sans doute l’importance de ma découverte ?
– Au point de vue chimique, oui, répondis-je, mais au point de vue pratique…
– Mais, cher monsieur, c’est la découverte médico-légale la plus utile qu’on ait faite depuis des années ! Ne voyez-vous pas qu’elle nous permettra de déceler infailliblement les taches de sang ? Venez par ici ! »
Dans son ardeur, il me prit par la manche et m’entraîna vers sa table de travail.
« Prenons un peu de sang frais, dit-il. (Il planta dans son doigt un long poinçon et recueillit au moyen d’une pipette le sang de la piqûre.) Maintenant j’ajoute cette petite quantité de sang à un litre d’eau. Le mélange qui en résulte, a, comme vous voyez, l’apparence de l’eau pure. La proportion du sang ne doit pas être de plus d’un millionième. Je ne doute pas cependant d’obtenir la réaction caractéristique. »
Tout en parlant, il jeta quelques cristaux blancs ; puis il versa quelques gouttes d’un liquide incolore. Aussitôt le composé prit une teinte d’acajou sombre ; en même temps, une poussière brunâtre se déposa.
« Ah ! ah ! s’exclama-t-il en battant des mains, heureux comme un enfant avec un nouveau jouet. Que pensez-vous de cela ?
– Cela me semble une expérience délicate, répondis-je.
– Magnifique ! Magnifique ! L’ancienne expérience par le gaïacol était grossière et peu sûre. De même, l’examen au microscope des globules du sang : il ne sert à rien si les taches de sang sont vieilles de quelques heures. Or, que le sang soit vieux ou non, mon procédé s’applique. Si on l’avait inventé plus tôt, des centaines d’hommes actuellement en liberté de par le monde auraient depuis longtemps subi le châtiment de leurs crimes.
– En effet ! murmurai-je.
– Toutes les causes criminelles roulent là-dessus. Mettons que l’on soupçonne un homme d’un crime commis il y a plusieurs mois ; on examine son linge et ses vêtements et on y décèle des taches brunâtres. Mais voilà : est-ce qu’il s’agit de sang, de boue, de rouille ou de fruits ? Cette question a embarrassé plus d’un expert, et pour cause. Avec le procédé Sherlock Holmes, plus de problème ! »
Au cours de cette tirade, ses yeux avaient jeté des étincelles ; il termina, la main sur le cœur, et s’inclina comme pour répondre aux applaudissements d’une foule imaginaire.
« Mes félicitations ! dis-je étonné de son enthousiasme.
– Prenez le procès de von Bischoff à Francfort, l’année dernière, reprit-il. A coup sûr, il aurait été pendu si l’on avait connu ce réactif. Il y a eu aussi Mason de Bradford, et le fameux Muller, et Lefèvre de Montpellier et Samson de La Nouvelle-Orléans. Je pourrais citer vingt cas où mon test aurait été probant.
– Vous êtes les annales ambulantes du crime ! lança Stamford en éclatant de rire. Vous devriez fonder un journal : Les Nouvelles policières du Passé !
– Cela serait d’une lecture très profitable », dit Sherlock Holmes en collant un petit morceau de taffetas gommé sur la piqûre de son doigt.
Se tournant vers moi, avec un sourire, il ajouta :
« Il faut que je prenne des précautions, car je tripote pas mal de poisons ! »
Il exhiba sa main ; elle était mouchetée de petits morceaux de taffetas et brûlée un peu partout par des acides puissants.
« Nous sommes venus pour affaires », dit Stamford.
Il s’assit sur un tabouret et il en poussa un autre vers moi.
« Mon ami, ici présent, cherche un logis. Comme vous n’avez pas encore trouvé de personne avec qui partager l’appartement, j’ai cru bon de vous mettre en rapport. »
Sherlock Holmes parut enchanté.
« J’ai l’œil sur un appartement dans Baker Street, dit-il. Cela ferait très bien notre affaire. L’odeur du tabac fort ne vous incommode pas, j’espère ?
– Je fume moi-même le « ship », répondis-je.
– Un bon point pour vous. Je suis toujours entouré de produits chimiques ; et, à l’occasion, je fais des expériences. Cela non plus ne vous gêne pas ?
– Pas du tout.
– Voyons : quels sont mes autres défauts ? Ah ! oui, de temps à autre, j’ai le cafard ; je reste plusieurs jours de suite sans ouvrir la bouche. Il ne faudra pas croire alors que je vous boude. Cela passera si vous me laissez tranquille. A votre tour, maintenant. Qu’est-ce que vous avez à avouer ? Il vaut mieux que deux types qui envisagent de vivre en commun connaissent d’avance le pire l’un de l’autre ! »
L’idée d’être à mon tour sur la sellette m’amusa.
« J’ai un petit bouledogue, dis-je. Je suis anti-bruit parce que mes nerfs sont ébranlés. Je me lève à des heures impossibles et je suis très paresseux. En bonne santé, j’ai bien d’autres vices ; mais, pour le moment, ceux que je viens d’énumérer sont les principaux.
– Faites-vous entrer le violon dans la catégorie des bruits fâcheux ? demanda-t-il avec anxiété.
– Cela dépend de l’exécutant, répondis-je. Un morceau bien exécuté est un régal divin, mais, s’il l’est mal !…
– Allons, ça ira ! s’écria-t-il en riant de bon cœur. C’est une affaire faite – si, bien entendu, l’appartement vous plaît.
– Quand le visiterons-nous ?
– Venez me prendre demain midi. Nous irons tout régler ensemble.
– C’est entendu, dis-je, en lui serrant la main. A midi précis. »
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