Ils sont de la trempe de ces duos que l’on ne peut oublier. Clara Gaymard et Gonzague de Blignières forment un tandem ultra solide. À tel point qu’on ne peut parler de l’un sans évoquer l’autre. N’en rencontrer qu’un seul relèverait presque de la faute professionnelle, tant les fondateurs de RAISE sont aujourd’hui indissociables.
Rendez-vous dans un Paris fantasmé, au siège de RAISE, la société que Clara Gaymard et Gonzague de Blignières ont bâti en 2013 pour conjuguer le financement avec la philanthropie. Rive gauche, à deux pas des Invalides, leur société se scinde en quatre entités : une société de capital investissement, une structure de venture capital, une autre de gestion de portefeuille consacrée à l’immobilier et un fonds de dotation dédié à l’entrepreneuriat né de la générosité de l’équipe qui donne 50% de son bénéfice. L’accueil y est chaleureux, pas pompeux. L’ambiance proche d’un espace de co-working studieux, le tout dans le lustre haussmannien d’un hôtel particulier.
La bienveillance, ni un gros mot, ni une maladie
Le duo se laisse découvrir avec courtoisie et un brin de réserve. Dans un échange où la bienveillance tient lieu de protagoniste, on craindrait presque de se faire sermonner. En effet, pour un investisseur pris dans le grand bain du libéralisme, parler d’économie bienveillante revient souvent à se tirer une balle dans le pied.
On imagine la version ‘updatée’ d’une idéologie New Age un peu godiche, un discours naïf voire hypocrite, une apologie du politiquement correct lors d’un entretien cadenassé par la bien-pensance. C’est en tout cas ce que pourraient s’imaginer les mauvaises langues. Il n’en est rien : Clara et Gonzague ne sont ni donneurs de leçon, ni langue de bois. Ils n’ont pas non plus leur langue dans leur poche. Avec RAISE et une dose d’idéalisme, ils cherchent à tacler l’idée selon laquelle on ne pourrait lier rentabilité et responsabilité. Et si cette éthique devrait couler de source pour toute entreprise, leur association, elle, ne s’est pas faite en un jour.
Une première vie professionnelle l’un sans l’autre
Leurs carrières se sont longtemps menées en parallèle sans que leurs routes ne se croisent, ou presque. Administratrice de Bouygues, Danone, LVMH et Veolia, Clara Gaymard a tenu la direction générale de General Electric France (GE France) de 2006 à 2016, au moment où Gonzague de Blignières présidait France Invest et dirigeait Barclays Private Equity (devenu Equistone depuis), un fonds d’investissement qu’il a d’ailleurs lui-même créé.
C’est lors d’une opération financière pour GE France que ces futurs inséparables se rencontrent. « Gonzague était un des rares investisseurs qui plaçait l’humain au cœur de ses opérations et de ses échanges », souligne Clara. Très engagés dans la finance internationale, les deux acolytes se rejoignent aussi sur leurs engagements plus personnels. Gonzague fonde notamment le Réseau Entreprendre Paris ou encore Impact Partenaires, tandis que Clara défend fermement la parité en présidant le Women’s Forum for the Economy & Society.
Cette sorte de boulimie philanthropique combinée à leur complicité professionnelle se mue en une véritable lubie pour le Business for Impact. Une obsession qui prendra la forme et le nom de RAISE dès 2013.
Générer rentabilité et générosité
Derrière ce projet très ambitieux, l’idée est de « participer à une aventure plus grande que soi. Ne pas être dans une structure étouffée par le contrôle. Il faut vivre sa vie avec un grand V et tous les risques que cela comporte », certifie Clara Gaymard qui aime l’inconnu autant qu’elle déteste tout ce qui se limite aux carcans de la norme.
Et l’ouvrage fantasmé a déjà dépassé ses maîtres d’œuvre. « Nous étions heureux de pouvoir aider des entrepreneurs avec RAISE et nous avons rapidement mesuré la puissance du moteur économique de la générosité. Ce que nous avons appris de la philanthropie est immense : les startups que nous accompagnons nous éclairent énormément sur les nouveaux business et métiers de demain. La générosité dans l’entreprise est devenue un moteur de création de valeur extrêmement puissant. C’est une source d’épanouissement économique et personnel pour tous les collaborateurs », explique la dirigeante dont le ton pondéré n’étouffe pas la fougue.
« L’entrepreneur aime les emmerdes ! »
Sous l’eau qui dort, on sent toujours le bouillonnement des idées. Et Gonzague de s’animer : « Quand je vois une entreprise en France, elle a son chiffre d’affaires, sa durabilité. Certes, elle a son risque, mais elle a aussi son business. L’association ou la fondation, elle, est en risque de mort à la veille du don. Ce n’est pas normal que ce monde associatif soit aussi fragile et en situation de risque permanent. C’est la raison pour laquelle nous voulons créer des ponts entre économie et philanthropie. » Hors de question néanmoins de voir un monde sous le prisme d’un idéalisme naïf.
Avec humour et lucidité, Clara affirme même qu’« un entrepreneur est quelqu’un qui aime les emmerdes, justement parce qu’il tire sa satisfaction dans le fait d’essayer de les résoudre. (…) C’est fondamentalement un optimiste par nature, non pas parce qu’il pense que le monde est rose, mais au contraire parce que quand il voit un dysfonctionnement, il veut y remédier. » Pour elle, c’est en quelque sorte l’incarnation contemporaine du pessimisme d’humeur et de l’optimisme de volonté du philosophe Alain. Même Bill Gates a succombé à leur vision et a souhaité les rencontrer en 2015.
Quand la finance tombe sous le sens
Toutefois, le duo se heurte parfois à des critiques. Aux détracteurs de tout poil, leur réponse ne se fait pas attendre. « L’exemple le plus frappant pour nous est celui de Phénix, à qui nous avons fait un prêt d’honneur. L’entreprise a résolu l’équation magique : elle donne à ceux qui en ont besoin en distribuant plus de 100 000 repas gratuits par jour, elle solutionne le problème du gaspillage alimentaire tout en étant rentable », argumente Clara. Ce à quoi Gonzague ajoute : « Il a d’ailleurs levé 15 millions d’euros en une fois, chose impossible pour une fondation ou une association. »
Autre ombre au tableau : l’entrepreneur est souvent plus généreux que l’investisseur. « Dans le monde de la finance, je pense qu’il y a beaucoup de chemin à faire (…). Il y a encore un immense travail d’évangélisation à entreprendre », concède Gonzague.
C’est la raison pour laquelle le binôme a lancé le Mouvement pour une Économie Bienveillante (MEB) afin d’inciter toutes les entreprises, quels que soient leur taille et leur secteur, à concilier business et impact. Leur ambition ? Présenter l’initiative au G7 de Biarritz en août 2019. « Nous voulons porter cette cause devant les plus grands chefs d’États de la planète pour initier un changement de mentalité majeur dans le monde économique. »
Un optimisme sans doute porté par leur autre réussite, familiale cette fois. Ainsi, si Clara Gaymard est la fille du célèbre généticien Jérôme Lejeune, elle est aussi la mère de neuf enfants devenus des adultes accomplis. Quant à Gonzague de Blignières, il est père de quatre enfants et grand-père de neuf petits-enfants. Il clôturera d’ailleurs notre entrevue par un appel Facetime avec l’un d’entre eux !
Le yin et le yang en action
Unis par un appétit presque insatiable pour la rencontre de l’autre, ils semblent s’opposer sur bien d’autres points. Le secret de la longévité de ce tandem ? Leurs différences à n’en pas douter ! Elle voulait être aventurière, lui pilote de chasse. L’une chante, l’autre a été poussé vers la porte de sortie lorsqu’il était à la chorale. Elle est une grande lectrice. Quant à lui, il bouquine deux fois par an maximum. Elle est une dingue de voyages, lui ne court pas après les escales.
Pour ses 60 ans, Clara s’est même promis d’entamer un périple au long cours. Elle rêve de la Route de la Soie et de ses villes mythiques, de Samarcande à Boukhara. Pêle-mêle, nous évoquons Sylvain Tesson, dont elle lit actuellement la prose, l’aventurière culte du XXe siècle Ella Maillart ou encore Amandine Roche qui n’a pas hésité à partir sur les traces de son icône… La fameuse Ella justement.
Quant à Gonzague, il n’a eu de cesse de se consacrer à la philanthropie entrepreneuriale avec dévouement et une indéniable humilité. Un sens de la modération peut-être amplifié par la méditation qu’il pratique avec une certaine assiduité. C’est une histoire d’amitié qui l’a mis sur le chemin de la pleine conscience. « L’un de mes amis est passé de fêtard invétéré à moine bénédictin ! Il respire la joie, réussit à se détacher de tout et m’a enjoint de prendre une minute avant chaque RDV pour m’aligner, me détoxer et mieux vivre ma réunion. Il me bassine avec ça depuis 30 ans, mais il avait tellement raison ! »
Chercher à rendre sa vie exceptionnelle… et y parvenir
En clôturant l’entrevue, ce qui marque chez ces deux entrepreneurs est certainement ce goût invétéré pour l’humain et pour la rencontre qu’ils placent d’ailleurs au cœur de leurs relations. « Quand j’étais chez GE France, mon rythme était certes soutenu, mais je gardais 10% de mon temps pour ce que j’appelais des rendez-vous gratuits, c’est-à-dire des entrevues n’ayant rien à voir avec le business. Si un jeune de 22 ans a le culot de me contacter, j’ai envie de le recevoir », confirme la femme d’affaires.
D’ailleurs, elle se dit particulièrement touchée par la notion de résonnance. Ce concept de Hartmut Rosa, un sociologue allemand, amène une réflexion sur la possibilité d’une autre relation au monde et à l’autre. La résonnance et le fait d’accepter autrui dans ses différences seraient ainsi à valoriser. Tandis que l’écho et sa quête narcissique du reflet de soi dans l’autre seraient à bannir. Et de conclure : « Plus que des personnes qui seraient soi-disant plus exceptionnelles que d’autres, il y a des gens qui ont rendu leur vie plus exceptionnelle que d’autres. » En claquant la porte du 138 bis rue de Grenelle, on ne peut que leur donner raison.