Denis Jacquet : « L'uberisation remet en cause la totalité de notre modèle social »

Denis Jacquet : « L'uberisation remet en cause la totalité de notre modèle social »

Publié le 30 octobre 2016

Dans son dernier ouvrage co-écrit avec Grégoire Leclercq, « Uberisation : un ennemi qui vous veut du bien ? », Denis Jacquet pense que les entrepreneurs ont tout à gagner avec l’ubérisation. A condition qu’ils s’engagent pour faire avancer les choses. 

Vous aimerez aussi


Accepter pour mieux l’aborder. Qu’on le veuille ou non, l’uberisation de l’économie est en marche. Et toute la volonté politique du monde n’y changera rien. Mais, s’il ne sert à rien de lutter, la société peut réfléchir afin de conserver ses meilleurs aspects. Dans son livre co-écrit avec Grégoire Leclercq, « Uberisation : un ennemi qui vous veut du bien ? », Denis Jacquet explicite ce phénomène qui va bouleverser également la vie des entrepreneurs.

Pour en finir avec le fantasme, donnez-nous votre définition de l’uberisation ?

Déjà, l’uberisation est la terminologie que nous avons suivie car c’est en vogue. Cela permet de cristalliser le débat autour de l’arrivée de ces plateformes centrées sur le client. Elles développent un service rapide, immédiat, pas cher et arrivent à détourner la valeur du marché vers eux. Et, bien entendu, cela impacte énormément notre société. L’uberisation remet en cause la totalité de notre modèle social, notre rapport au travail. De notre point de vue, cela transforme même qu’on a de l’Homme.

Pour vous, l’uberisation va changer la nature de l’Homme ?

Oui. C’est pour ça que le mot uberisation est très réducteur. On devrait parler de technologies au sens large, mais le mot est trop plat. Regardez : aujourd’hui, on peut interfacer l’Homme, l’augmenter. On peut jouer avec ses chromosomes. On va pouvoir le réparer, mais aussi le prédéfinir. C’est pour cela que l’on a voulu dans ce livre poser toutes les questions. Cela va bien au-delà du conflit du VTC et des taxis ou de Airbnb et des hôtels. Quel rôle jouera ou ne jouera pas l’Homme dans la société telle qu’on l’aura défini ?

Et vous avez des réponses ?

Nous posons des questions, mais nous donnons peu de réponses. Déjà parce que personne n’en a. C’est un phénomène neuf. Quelques personnes, des philosophes, Elon Musk, Bill Gates, ont déjà questionné l’intelligence artificielle et ses dangers. Barack Obama a fait tout un speech sur ce sujet. En dehors d’eux, tout reste à faire. C’est pour cela que nous voulons lancer le mouvement. Nous voulons un axe qui va s’étendre, nous l’espérons, aux États-Unis, en Chine. Un événement international est en préparation pour répondre à ces questions : que doit-on réguler pour s’assurer qu’on retire le meilleur et qu’on évite le pire de l’uberisation ?

La classe politique n’a pas son mot à dire ?

Pour nous, c’est très clair : il faut réguler et non légiférer. Il s’agit de mettre un cadre, de rassembler un certains nombres de valeurs sur lesquelles on peut s’accorder au niveau international. On doit être capables de se mettre d’accord sur ce qui n’est pas négociable en terme de cadre général. Il n’y a pas de raison qu’un mec traversant Paris et la place de l’Étoile en vélo le soir à 19h au péril de sa vie soit payé 10€ sans protection. On peut considérer que ça, c’est un socle de protection non négociable.

Mais, il faut bien faire respecter les accords. Impossible de le faire sans l’État ?

Déjà, il y a la loi du marché. Si on se présente comme livreur, on va trouver 53 offres d’emploi. C’est un métier aujourd’hui en tension. Uber ne trouve pas de chauffeurs. Stuart ne trouve pas de livreur, Deliveroo non plus. Si cinq plateformes majeures annoncent vouloir offrir une protection sociale, ces indépendants iront vers l’entreprise qui respecte ses engagements. Cela va devenir la norme sans que L’État ait besoin d’intervenir. Du coup, on ne légifère pas.

Autrement dit, vous uberisez également la politique

Dans un certain sens oui. Nous parlons d’uberisation de la politique, du rôle de l’Etat en tant que tiers de confiance. Nous parlons également de l’uberisation du syndicat dans sa version traditionnelle. Des syndicats d’un type nouveau vont apparaître. Il y aura un rapport direct entre les acteurs de l’uberisation et les opérateurs des plateformes. Tout d’un coup, un dialogue social s’installe sans qu’il y ait des salariés.

Il va falloir un nouveau logiciel de pensée

Oui. Il ne s’agit plus de mettre ces nouveaux travailleurs dans un cadre passé puisque ça n’existe plus. La requalification à la manière de l’URSSAF n’a aucun sens pas de sens. C’est un combat d’arrière-garde, il est perdu d’avance. En revanche, ce que fait Stuart avec sa mutuelle à 19€ pour les livreurs ou La Poste – actionnaire de Stuart – qui leur facilite  l’obtention de prêts, cela commence à donner du sens. C’est une nouvelle régulation, un nouvel « équilibre ».

Il faut bien pourtant mettre une limite à cette uberisation ?

Oui. On pourrait interdire certaines applications d’intelligence artificielle. On peut considérer par exemple que le progrès dans une société n’est pas forcément de remplacer tous les êtres humains demain. Sinon où seront les consommateurs s’ils sont tous au chômage ? Mais, je le répète, la loi  n’est pas la bonne solution. Elle n’ira jamais aussi vite que la technologie. Plutôt que de partir en vélo pour rattraper une moto à pleine allure, il vaut mieux se mettre tous ensemble sur la moto et, de temps et temps, faire des petites pauses pour s’arrêter. C’est là que les États et les ONG ont leur importance.

Au final, est ce qu’on peut sortir par le haut de l’uberisation ?

C’est possible. Mais, il faut s’attaquer aux vrais problèmes comme la formation. Par exemple, les instituts de formation forment 17000 esthéticiennes, alors que le marché ne peut en recruter que 3000 par an. Ça fait tout de même 14 000 chômeuses. Alors, bien sûr, le boulot de livreur ou de chauffeur est pas parfait. Il n’est pas toujours merveilleux. Mais, entre avoir le RSA, ne pas avoir d’estime de soi et avoir un job, une voiture propre, c’est déjà mieux. Pour ceux qui ont été avant dans une situation dramatique, c’est une première étape. À nous de créer cette deuxième marche ?

Comment ?

En faisant en sorte que ces petits jobs deviennent de grandes compétences. Nous allons proposer de faire des passeport de compétences : ponctualité, relation aux clients, gestion de client, etc. L’idée, c’est de faire en sorte qu’ils aient des compétences à vendre sur un marché. Parce qu’une chose est sûre : on ne peut pas être livreur jusqu’à 70 ans.
#Replay : Et Jacques Attali. Il en pense quoi de tout ça ? Vous pouvez regarder son interview ci-dessous :

0 commentaires

Laisser un commentaire