A l’occasion du salon de l’agriculture, une question cruciale est presque passée sous silence. Alors que le thème de la souveraineté alimentaire s’est imposé depuis ces dernières années, au point que le ministère de l’agriculture soit affublé de cette mention complémentaire, le thème de la suffisance alimentaire semble avoir reculé dans l’actualité. Xavier Hollandts, Professeur à KEDGE spécialisé sur les questions agricoles, soulève la problématique cruciale de pouvoir nourrir (qualitativement et quantitativement) près de 10 milliards d’êtres humains d’ici à 2050 ?
Cette question majeure est à la fois lancinante et cruciale, alors même que l’on peine à nourrir « seulement » 7 à 8 milliards d’humains à l’heure actuelle. Il est vrai que les déséquilibres actuels sont pourtant évidents. Selon les chiffres de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), on estime qu’il faudra attendre 2030 pour passer sous le seuil de 1 milliard de personnes sous-alimentées. En 2022, selon les chiffres de l’Unicef, ce sont 828 millions de personnes qui ont souffert de la faim dans le monde (10% de la population mondiale) et 2,3 milliards de personnes (30% de la population mondiale) qui se trouvaient en insécurité alimentaire.
Il y a donc de façon évidente un déséquilibre quantitatif, historique et persistant. La production alimentaire mondiale est en théorie suffisante (surtout si l’on tient compte du gaspillage alimentaire aux différents stades de la production) mais est très mal répartie et allouée à l’échelle de la planète. Par ailleurs, il y a également un déséquilibre qualitatif : nous produisons trop de produits agricoles consommant trop de ressources à l’échelle de la planète et consommons sans doute « trop ». Face à ce double défi, quantitatif et qualitatif, quels sont les leviers possibles pour opérer une redirection de nos systèmes agro-alimentaires ?
Cette réorientation dépend fondamentalement de plusieurs facteurs majeurs :
Les limites planétaires : elles sont de différents ordres. En premier lieu les terres exploitables en agriculture sont limitées et ne progressent pas sous l’effet du réchauffement climatique et de la pression foncière. De plus, la raréfaction des ressources hydriques rend l’exploitation des terres agricoles plus complexe. Le « stock » de terres agricoles ne va pas réellement progresser compte tenu de ces éléments.
Dès lors comment nourrir plus de 2 milliards d’humains par rapport à la situation actuelle ?
Des choix techniques et innovants complexes : les paysans sont confrontés à des dilemmes permanents. Faut-il persister dans l’agriculture conventionnelle ou bien basculer en bio ? au risque de moins sécuriser leurs revenus ou leurs récoltes ou de remettre en cause leurs investissements ou leurs choix techniques ? Comment opérer ce basculement vers une agriculture plus respectueuse des sols et de son environnement et donc moins consommatrice d’intrants et de produits phytosanitaires ? Autant de questions et de choix qui se règlent à la fois au niveau de l’exploitation, au niveau national comme européen. Et qui nécessite par conséquent, un véritable alignement entre les pays au risque d’une concurrence déloyale délétère qui ne ferait que ralentir le changement nécessaire. Une autre tendance émergente peut préfigurer une forme de disruption. Les viandes comme le lait de synthèse ont fait leur apparition et sont en phase d’une prochaine industrialisation. De la même façon, les insectes comme d’autres sources de protéines sont désormais plus et mieux exploitées. Mais ces technologies de rupture seront-elles acceptées par la population ou réservées à une population avant-gardiste ?
Une fracture métabolique toujours plus pesante : la fracture métabolique revient à envisager les liens entre l’expansion de notre modèle capitaliste et les rapports de la société à la nature. Dit autrement, à mesure que la population mondiale croît, le système agro-alimentaire global est « condamné » à alimenter le propre épuisement de son modèle. Dès lors, comment se diriger vers des modèles agricoles plus sobres et plus durables, tout en ayant la capacité à nourrir toujours plus d’habitants sur la planète. Les réponses conventionnelles s’orientent vers des systèmes toujours plus intensifs (ferme des 1000 vaches ou bien usine à cochons de 650000 individus) alors qu’il faudrait inventer un autre modèle ou faire coexister différents modèles.
Au final, l’agriculture à horizon 2050 est tiraillée entre plusieurs scénarios prospectifs. Selon les experts du ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire[1], des choix discriminants sont possibles. Le ministère distingue quatre scénarios différents dont deux semblent les plus probables : la sobriété savante (faire mieux avec moins) ou bien le scénario inverse (renouveau productiviste), qui consiste à produire toujours plus, avec toujours plus de technologie.
Autant dire que l’agriculture se trouve désormais face à des choix cornéliens mais qui seront déterminants pour l’orientation de nos politiques agricoles. Ils seront également déterminant pour ce qui se passe dans nos cours de ferme mais également dans nos assiettes….
Par Xavier Hollandts, Professeur d’entrepreneuriat et stratégie à KEDGE Business School