Transposé à la géopolitique, le principe « loin des yeux loin, du cœur » donne souvent « loin des yeux, loin du cerveau ». Si beaucoup l’appliquent, par manque d’informations ou par facilité, ce n’est pas le cas de nos armées et il faut s’en réjouir.
Prenons par exemple le cas de l’Afrique et du golfe de Guinée. Cette immense zone géographique, dont le littoral fait près de 6000 km et qui compte une vingtaine de pays africains, du Sénégal à l’Angola, en passant par le Nigéria, la Côte d’Ivoire ou encore le Gabon, compte environ 500 millions d’habitants.
Du point de vue sécuritaire, sur le plan maritime et naval, le golfe de Guinée regroupe à lui seul tous les défis qui se posent aujourd’hui à notre planète. Bien qu’éloigné de la vieille Europe, le golfe de Guinée mérite toute l’attention de la France et de ses partenaires européens car, comme le résumait très bien l’ambassadeur Nicolás Berlanga Martinez (coordinateur principal de l’Union européenne pour la sécurité maritime dans le golfe de Guinée) : « vos problèmes de sécurité sont nos problèmes de sécurité ! »
Vu de Paris, on peut évidemment se demander pourquoi ce qui se passe à plus de 5 000 km de chez nous nous concerne vraiment. Mais dès que l’on regarde de plus près les réalités du golfe de Guinée et si l’on aborde la sécurité de façon globale, comme un tout, la réponse devient vite évidente. Étant donné le niveau déjà critique et l’ampleur des problèmes de sécurité qui affectent cette zone, par effet ricochet, ce qui va mal là-bas touche ou touchera la France et l’Europe, à court comme à moyen ou long terme.
En effet, les enjeux sécuritaires sont majeurs et, parmi les plus importants, nous en retiendrons trois :
La pêche illégale et intensive réalisée par des véritables flottes de pêche en provenance d’Asie notamment, est estimée à 40 % du volume prélevé[1]. Au rythme actuel, elle privera les populations locales d’au moins 50 % de leur ressources halieutiques d’ici 10 ans et engendre un manque à gagner de plus de 1,2 milliard d’Euros pour les pays riverains. Plus grave encore, la ration alimentaire des pays d’Afrique de l’Ouest étant constituée d’environ 40 % de nutriments provenant de la mer, les conséquences en termes de famines[2] et donc de migrations vers d’autres zones d’Afrique et vers l’Union européennes risquent de se révéler importantes.
• Par ailleurs, la montée des eaux désormais quasi inéluctable d’environ 30 cm à horizon 2050 va engendrer de nombreux déplacements de population. Par-delà les drames humains que cela causera au plan local, là encore, il faut imaginer l’impact migratoire de cette destruction de l’habitat côtier.
• Enfin, la piraterie maritime perturbe de façon préjudiciable le trafic maritime dans son ensemble et l’activité économique qui est associée.
Pour bien appréhender ce dernier point en particulier, il faut savoir que 4 000 bateaux transitent chaque jour dans le golfe de Guinée. Selon les données du MICA Center, en 2017, en comptabilisant les vols, les approches, les attaques et les navires piratés, pas moins de 112 événements étaient dénombrés (dont 23 navires piratés, 24 attaques et 20 vols) contre 52 événements en 2021 (dont 10 navires piratés, 9 attaques et 23 vols)[3].
Conscients de la gravité de la situation et de la difficulté à agir isolément, et comme il n’était pas question pour les pays du golfe de Guinée de laisser les marines de guerre européennes ou américaines se charger de la sécurité maritime de la zone, les dirigeants politiques africains du Golfe se sont mobilisés et ont inventé un nouveau cadre d’action, fondé sur la coopération et le respect de la souveraineté des nations riveraines.
C’est ainsi qu’un dispositif nommé « architecture de Yaoundé » a vu le jour.
Initié en 2013, cet accord mobilise 19 pays du Golfe de Guinée, différentes organisations régionales et internationales (dont l’UE) ainsi qu’un certain nombre de pays partenaires qui apportent leur soutien.
La Marine française appuie de façon significative ce « processus de Yaoundé » qui cherche « à renforcer les activités visant à la coopération, à la coordination, à la mutualisation et à l’entraide des moyens des marines des pays du golfe ».
De façon pratique, la France favorise les coopérations bilatérales (actions de formation et patrouilles communes), les coopérations multilatérales (exercices et patrouilles de surveillance en commun), ainsi que les coopérations européennes auxquelles elle est associée.
Au niveau des marines de l’UE, le concept des « Présences marines coordonnées » vise à optimiser la présence au niveau temporel et spatial. En parallèle, le projet GoGIN (Gulf of Guinea International Network), financé par l’UE, développe une plateforme de partage de l’information maritime, baptisée « Yaris », au profit de l’architecture de Yaoundé.
Les premiers résultats de cette coopération ont contribué à une baisse significative du nombre d’actions de piraterie et de brigandage, pour se situer en 2022 au niveau de 1994.
En ce qui concerne le trafic de drogue, le trafic d’armes et la lutte contre l’immigration par voie de mer, les actions menées en commun portent elles aussi leurs fruits, souvent de façon spectaculaire, comme ce fut le case en octobre 2021 : des patrouilleurs de la marine sénégalaise, en lien avec le Maritime Analysis and Operations Centre – Narcotics (MAOC – N) et appuyés par un moyen français, ont saisi plus de 2 tonnes de cocaïne sur le yacht « La Rosa ». L’intervention s’est déroulée de nuit, à plus de 200 milles nautiques de leur port-base, Dakar.
Bien sûr, il reste beaucoup à faire et les axes de progrès sont nombreux, mais la dynamique de Yaoundé est très encourageante.
C’est ce qui a pu être observé à Paris le jeudi 20 octobre 2022 à l’occasion d’un symposium des chefs d’état-major des marines souveraines du golfe de Guinée organisé par le ministère des armées et la Marine Nationale. Lors de son intervention, l’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la Marine, a insisté sur la nécessité d’inscrire ces coopérations dans le temps long, car en matière maritime, rien ne s’improvise afin de parvenir à faire régner l’État de droit dans cette partie du monde, à en contrôler les immense richesse et à protéger les populations.
Pour les prochaines années, compte-tenu des grandes tendances à l’œuvre dans les domaines naturels et climatiques, ces coopérations devront porter leurs efforts sur le pillage des ressources et la préservation de l’environnement. À n’en pas douter, nous avons tous intérêt, Européens en tête, à encourager, faciliter et soutenir ces actions de coopération avec les pays du golfe de Guinée si nous voulons préserver du mieux possible les équilibres régionaux et éviter de subir les effets des crises qui ne manqueront pas de survenir si nous ne nous mobilisons pas tous.
Plus largement, et sans bien sûr sombrer dans l’angélisme, ce cadre de l’action internationale de la France, fondé sur une approche « gagnant gagnant », sincère et concrète, confirme que notre pays reste un acteur majeur apprécié et recherché de ses partenaires, en Afrique comme en Europe et ailleurs
Alexandre Malafaye
Président de Synopia