Alors que la guerre en Ukraine fait rage et que l’issue du conflit reste incertaine, le moment est sans doute opportun de réfléchir dès à présent à la reconstruction de ce pays qui prendra certainement du temps, mais nécessite d’être pensé très tôt. Je m’attacherai ici au volet gazier de la matrice énergétique ukrainienne.
Bilan gazier ukrainien
L’Ukraine est un pays gazier important dans les quatre secteurs que sont la production, la consommation, le transport et le stockage. Le gaz représente 30% du mix énergétique.
Sa production en 2020 a été de 19 Gm3 soit l’équivalent en Europe des Pays-Bas avec des réserves estimées à 1 100 Gm3 correspondant à 57 ans de production, ce qui en fait un des pays européens les mieux pourvus. Le potentiel de croissance de production est donc significatif et des efforts importants d’exploration devront être conduits par la société nationale Naftogaz et les opérateurs internationaux une fois la paix retrouvée.
Sa consommation s’est élevée à 29 Gm3 soit un peu moins que la consommation néerlandaise (36 Gm3) ou espagnole (32 Gm3) Cette consommation importante tient au chauffage par le gaz et à la génération d’électricité dans les centrales au gaz.
Apparait ainsi un déficit compensé jusque-là par des livraisons de gaz russe prélevé notamment sur les quantités transitées à destination de l’UE au titre du tarif de transport.
L’Ukraine dispose également de capacités importantes de stockages souterrains de gaz dont certains étaient exploités par Gazprom et ses filiales pour réguler les contrats d’approvisionnement européens et s’affranchir d’aléas de production ou d’incidents techniques en amont.
Les nouvelles routes du gaz
L’Union européenne doit repenser ses approvisionnements gaziers à la fois en terme de sécurité et de diversification. Avant même le conflit en Ukraine, la dépendance en gaz russe à près de 40% était jugée excessive dans un souci d’équilibre des sources et de mitigation des risques. L’invasion russe en Ukraine a accéléré la prise de conscience de la nécessité de trouver d’autres sources diversifiées avec un acheminement approprié.
Trois options doivent être prises en considération dans un souci de complémentarité :
• Les routes terrestres à partir de nouvelles sources assises sur des réserves importantes et pour certaines non encore développées. Il s’agit de l’Azerbaïdjan déjà connecté par le TANAP à travers la Turquie, du Turkmenistan (3èmes réserves mondiales) et de l’Iran (2èmes réserves mondiales derrière la Russie) dont les projets de développement ont été gelés suite aux sanctions américaines.
• Les routes maritimes avec la reprise du transport par des gazoducs immergés existants comme Medgaz entre l’Algérie et l’Espagne, ou à construire comme EastMed entre la région de Mediterranée orientale et la Grèce puis l’Italie.
• Les chaînes de liquéfaction qui permettent de traverser les mers et les océans depuis une usine de liquéfaction jusqu’à un terminal de regazéification en utilisant des méthaniers pour transporter le gaz naturel liquéfié (GNL).
Dans les deux premiers cas, les approvisionnements gaziers arriveront par le sud de l’Europe : la Grèce, l’Italie ou l’Espagne. Dans le troisième cas, les terminaux sont présents dans tous les pays de l’UE ayant une façade maritime, à l’exception de l’Allemagne qui est en train d’y remédier tardivement en venant de lancer la construction de deux terminaux dont le premier pourrait être opérationnel en 2023.
L’Ukraine, une composante du dispositif européen
L’Union européenne devrait prendre en compte dès à présent dans ses projections de besoins à terme la composante ukrainienne et les 20 Gm3 complémentaires nécessaires à l’équilibre de leur balance gazière. Quelles que soient les options retenues, l’UE ne laissera pas l’Ukraine sans gaz notamment en hiver. Ce fut déjà le cas en 2009 lorsque, faute de contrat signé, la Russie avait réduit ses livraisons à l’Ukraine. Les pays de l’UE s’étaient substitués à cette défaillance contractuelle en compensant les quantités manquantes à partir de leurs propres contrats d’approvisionnement.
Il conviendrait donc dès à présent d’intégrer les besoins futurs de l’Ukraine dans le schéma directeur des approvisionnements gaziers à 10 ans et le plan pluriannuel des investissements aidés. Les gazoducs existent aujourd’hui entre l’Ukraine et les pays frontaliers membres de l’UE que sont la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie.
Il sera possible demain d’alimenter l’Ukraine depuis ces mêmes pays par un renversement des flux qui suppose des stations de compression multi directionnelles. Un tel schéma aurait également l’avantage d’inclure les capacités de stockage souterrain ukrainiennes dans le dispositif global de sécurité européen.
Les futures pistes pour le gaz vert
Il existe en Ukraine un potentiel considérable de biométhane en capacité d’être produit pas son agriculture. Ce potentiel est très peu développé, et mériterait de faire l’objet d’une évaluation globale approfondie. La matière première existe grâce aux déchets agricoles, les réseaux gaziers dans lesquels injecter le biogaz sont largement développés, et l’acceptabilité sociétale sera plus aisée en Ukraine que dans la plupart des pays de l’UE.
Il existe également un formidable potentiel de développement de production d’hydrogène vert à partir d’énergies renouvelables, éoliennes ou solaires. Il faut réunir pour cela les conditions météorologiques favorables, les raccordements à des réseaux de transport (gazoducs reconditionnés ou dédiés), et, là encore, une acceptabilité sociétale naturellement plus naturelle dans les zones non habitées. L’Ukraine et ses immenses espaces agricoles remplit ces conditions et pourrait devenir l’un des centres de production majeurs d’hydrogène vert en Europe centrale.
Il existe des solutions pour aider à la reconstruction de l’Ukraine et engager l’UE vers une coopération étroite indépendamment d’une intégration à l’Union européenne qui prendra du temps. À titre d’illustration, la récente intégration du gestionnaire ukrainien du transport d’électricité Ukrenergo à l’organisation européenne des gestionnaires de réseau ENTSO-E ouvre la perspective d’une indépendance ukrainienne vis à vis de la Russie et de la Biélorussie.
Ces solutions nécessitent de repenser les chaînes logistiques ; et l’Ukraine doit être intégrée à la planification européenne des équilibres énergétiques en anticipant les tensions sur les réseaux électriques et gaziers, les risques de rupture dans les approvisionnements de matières premières, et les partages de compétences pour une innovation au service des objectifs climatiques.
La vision intégrée du marché unique européen du gaz devrait prendre en compte les perspectives de besoin de l’Ukraine dans une réflexion globale à engager sans tarder, en étendant à ce pays l’application des principes de communauté et de solidarité qui prévalent au sein de l’UE.
Jérôme Ferrier, Président d’honneur de l’Union internationale de l’industrie du gaz
Membre de Synopia