Téléphonophobie : le mal d’une époque hyperconnectée ?

Téléphonophobie : le mal d’une époque hyperconnectée ?

Publié le 31 décembre 2021

téléphonophobie

Vous souvenez vous de cette drôle d’histoire ? Celle de cet américain, qui, perdu en montagne n’a pas répondu aux nombreux appels des secouristes car ils provenaient d’un numéro inconnu ? Peut-être était-il simplement trop occupé à chercher son chemin pour décrocher son téléphone. Pour les besoins de l’article, nous choisirons quant à nous de faire de cette anecdote un parfait exemple de téléphonophobie : un mal répandu mais pourtant méconnu.

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La téléphonophobie désigne la peur d’avoir ou d’initier une conversation téléphonique. Cette crainte semble assez répandue chez les jeunes générations, pourtant à l’aise avec les outils de communication. Un paradoxe qui interroge. Bien plus qu’un trouble psychologique, la téléphonophobie porterait-elle une dimension sociologique ? Conséquence d’une hyperconnexion régit par l’écrit ou témoin d’une société devenue anxiogène : la peur de l’appel téléphonique a beaucoup à dire sur notre époque. Décryptage.

Derrière l’angoisse du téléphone, la peur de perdre le contrôle ?

Pour Catherine Lejealle, sociologue, chercheur à l’ISC Paris, la téléphonophobie est une réticence à utiliser la conversation synchrone et le dialogue par téléphone. Ce malaise face à la conversation téléphonique semble toucher davantage une population jeune, habituée des nouvelles technologies de communication et aux échanges par écrit. On peut donc imaginer que la téléphonophobie relève d’une méconnaissance ou d’une moindre agilité de ces jeunes, nés avec le forfait « 1H d’appel et textos illimités », face à l’exercice de la prise de parole.

Michaël Stora, psychologue, psychanalyste et fondateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines, ajoute à cette explication la dimension très intime, et donc intrusive, qu’implique la voix. Une analyse que partage Catherine Lejealle : « La prise de parole n’est finalement plus le format naturel des jeunes. Ils lui préféreront les textos ou les stories, des formats vécus comme moins intimes. Parce que la chaleur de la voix est quelques chose d’unique et de très personnel« . Pourtant, on constate un grand retour de la voix dans notre quotidien avec l’utilisation accrue des « vocaux », des podcasts ou encore de la commande vocale. Il semblerait donc que le problème ne se situe pas tant dans  le fait d’écouter une voix au creux de son oreille, mais plutôt dans la synchronisation qu’implique la conversation téléphonique.

En préférant la réponse asynchrone, par mail, sms, vocal ou story, les « téléphonophobiques » témoignent de leur besoin de liberté et de contrôle. « La conversation téléphonique synchrone est finalement vécue comme une atteinte à la liberté. Il y a donc une préférence pour tous les modes de communication asynchrones. On va répondre au message ou le lire au moment où cela nous arrange. » précise Catherine Lejealle. Et Michaël Stora d’ajouter : « La voix est beaucoup plus improvisée et renvoie à quelque chose de potentiellement inquiétant. Il y a peut-être une peur en lien avec la maîtrise. Avec la voix on est moins dans le contrôle. »

Ce que la téléphonophobie révèle de notre époque

Plus qu’une peur clinique et irrationnelle, la téléphonophobie comprend une dimension sociologique et nous en apprend énormément sur notre société. Pour Catherine Lejealle, elle est le témoin d’un « individualisme porté à outrance » des jeunes générations. « C’est eux qui décident de ce qu’ils veulent faire, avec qui ils veulent converser et à quel moment. Cette délinéarisation des contenus est finalement une façon de dire : c’est moi qui choisis. On voit une certaine mise en retrait volontaire de la participation à la société et de son injonction du « ici et maintenant ». Chacun peut choisir les modalités de sa présence ou de sa mise en pointillés. On le voit aussi avec le télétravail. Le Covid a contribué à permettre cette mise en retrait et cette individualisation. » analyse Catherine Lejealle.

Michaël Stora associe lui aussi la peur du téléphone à une mise en retrait d’une société qu’il juge anxiogène. Selon lui, la phobie n’est qu’un déplacement d’une peur liée à un autre objet plus terrifiant encore. La question est alors de savoir dans quelle mesure la crainte du téléphone ne renvoie pas à une peur plus archaïque. « Cela interroge sur le contexte psychosocial. Ne vivrait-on pas dans une société anxiogène ? Avant le Covid, il y a eu les attentats. On s’est trouvés face à des traumatismes cumulatifs où la nouveauté était avant tout une potentialité de mort. Donc, finalement, ne pas répondre au téléphone, c’est peut-être s’épargner d’être confronté à la mort. » explique-t-il.

Selon le psychologue, le confinement aurait également engendré des traumatismes liés à de la phobie sociale. Les gens se sont installés chez eux dans un espace sécurisant. Sortir de ce cocon c’est alors prendre le risque d’être confronté à des choses que l’on ne souhaite pas vivre. Chez soi, tout est sous contrôle, mais lorsque le téléphone sonne, il vient rappeler qu’il existe un extérieur. Michaël Stora constate ce même phénomène de cocon sur les réseaux sociaux avec ce qu’il appelle « les bulles algorithmiques ». Sous l’influence des algorithmes, « on ne communique plus qu’avec des gens qui pensent à peu près comme nous. Dans ce contexte, répondre au téléphone, c’est prendre le risque d’être confronté à quelque chose qui nous sort de ce confort, où la question même de la différence et de la nouveauté incontrôlées serait anxiogène », insiste-t-il.

Réapprivoiser l’appel téléphonique : vers de nouvelles règles de vie

On comprend ainsi pourquoi les jeunes générations privilégient des moyens de communication leur permettant d’avoir plus de contrôle. Pour autant, la voix et la conversation téléphonique restent primordiales car elles répondent à une fonction phatique de la communication : celle d’entretenir le lien. « Entretenir le lien c’est confirmer sa proximité avec un autre individu. Or, pour cela, la voix, la communication orale au court d’une conversation directe et synchrone, est encore ce qu’il y a de plus réconfortant. Parce qu’il y a de la chaleur dans la voix. » affirme Catherine Lejealle. Aussi, il est important de ne pas enterrer l’appel téléphonique mais plutôt de le recadrer afin qu’il soit moins intrusif.

On observe d’ailleurs qu’un tout nouveau protocole de prise de rendez-vous conditionne aujourd’hui l’appel téléphonique. « Je reçois de plus en plus de messages « Est-ce que je peux vous appeler ? » » constate Michaël Stora. Une nouvelle règle de politesse qui vise à atténuer l’aspect intrusif de l’appel. « Avant, avec le téléphone fixe, l’interlocuteur était au moins chez lui. Mais avec le téléphone portable, on surprend la personne dans n’importe qu’elle situation, avec cette injonction de répondre n’importe où : dans les transports, à la gym, au restaurant. Cette séance de coordination préliminaire, et par écrit, devient alors nécessaire afin que l’échange soit confortable pour tout le monde. » souligne Catherine Lejealle.

Pour la sociologue, il est donc important d’apprivoiser ces nouvelles règles de politesse afin de ne surtout pas enterrer l’appel téléphonique qui reste précieux. Pour elle, une conversation au téléphone est un moment de réconfort, de lien et de fou rire auquel elle ne souhaite pas renoncer. Et de conclure : « Parce qu’un vrai fou rire, on ne peut l’avoir au travers de smileys. Le vrai éclat de rire est d’abord sonore et prononcé par une voix ».

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