Dans cette interview accordée à Widoobiz, le philosophe Gaspard Koenig livre une analyse du rapport de nos sociétés à la maladie. Et appelle à revoir le mode de gouvernance politique qu’il qualifie d’immature et irrationnel.
Vous avez écrit un texte très remarqué dans Les Echos, dans lequel vous appelez à revoir l’équation en mettant en avant deux variables – le temps de vie prolongé contre le temps de vie gâché – Pouvez-vous nous en dire plus ?
Gaspard Koenig : Je trouve que nous vivons dans une société qui gère très mal la notion du risque. Du temps de Montaigne, quand la peste sévissait, il fallait seulement éviter certaines villes et d’autres étaient mises sous cloches. La vie ne s’arrêtait pas et les gens savaient que la mort en faisait partie. La politique d’aujourd’hui, dans le contexte actuel, oppose de manière très biaisée, santé et économie et veut que les gens se complaisent dans le fait que l’on privilégie la vie sur les affaires.
Les termes utilisés au début de la pandémie par la classe politique ont également influencé le débat. Les chiffres des morts et hospitalisations sont ainsi devenus la seule variable à laquelle on peut se référer pour juger de la pertinence des restrictions. Il me semble ainsi que le débat a été posé de manière extrêmement biaisée dès le début.
A ce moment-là, personne ne connaissait trop les chiffres mais, maintenant qu’ils sont renseignés, on peut ainsi légitimement estimer, étant donné l’âge moyen médian des décès, que l’on ne sauve pas tellement des vies mais que nous les prolongeons, seulement, de quelques années.
« Aujourd’hui, la maladie est une chose beaucoup trop sérieuse pour être laissée aux mains des médecins ».
Mais ne pensez-vous pas que l’on peut gâcher des vies en avançant la mort de leurs êtres chers ?
Si bien sûr, mais tout ça est à mettre en balance. Je ne sais pas quel est le résultat de cette équation mais je sais qu’elle se calcule. D’ailleurs c’est ce qu’on fait tous les jours en politique publique. Quand une collectivité a de l’argent et qu’il lui faut faire le choix entre la construction d’un hôpital, d’un rond-point ou d’une école. Pour analyser tout ça on fait rentrer en jeu une variable qui s’appelle le prix de la vie, c’est très classique. C’est pareil pour le prix des médicaments, aujourd’hui vous avez des gens qui pourraient être sauvés de cancers mais, les médicaments coûtant extrêmement cher, dépenser autant d’argent aurait beaucoup plus d’effets négatifs sur l’ensemble de la société que sauver cette personne. Nous sommes vraisemblablement obligés d’arbitrer. Où est ce qu’on met la limite quand on veut sauver quelqu’un ?
Je ne sais pas quel serait le résultat de cette analyse, elle fait rentrer en jeu des variables extrêmement complexes mais c’est ce que devrait nous présenter le gouvernement, au lieu de nous donner le chiffre des morts et des réanimations, qui n’est qu’un tout petit éclairage sur l’ensemble d’un système qu’on est en train de détraquer pour l’ensemble de la société.
On peut même se poser la question, pour ceux dont la vie a été prolongée (enfermés dans des EHPAD sans pouvoir voir leur famille), si c’est vraiment la vie qu’on prolonge ou une sorte d’état un peu intermédiaire.
Il faut mettre en regard ces vies prolongées de quelques années avec les vies gâchées de personnes. D’abord les vies perdues parce qu’il y a des gens qui meurent ou qui mourront des restrictions ; même si c’est moins visible. Et puis les gens qui voient toute leur vie paralysée et leurs libertés complètement soumises à l’arbitraire gouvernemental et l’instabilité de ses décisions. Un arbitraire gouvernemental qui fait fi du vrai débat politique et qui se fonde sur un arbitrage essentiellement médical.
Les médecins sont évidemment dans leur rôle à vouloir à tout prix prolonger les vies, ils ont tous prêté serment pour ça. Mais un gouvernement est supposé prendre en compte d’autres variables. Comme à l’époque où on disait que la guerre est une chose beaucoup trop sérieuse pour être laissée aux mains des militaires. Aujourd’hui, la maladie est une chose beaucoup trop sérieuse pour être laissée aux mains des médecins.
Vous appelez ainsi à procéder à un arbitrage qui sera cette fois politique et non plus médical. Ça ne reviendrait pas à créer des politiques qui ont droit de vie et de mort sur l’individu ?
Je parlais d’un arbitrage qui découlerait d’un débat politique de notre société et pas dans le sens où une seule personne prendrait ce genre de décision. Aujourd’hui, il n’y a effectivement pas de débat politique puisque le parlement a été de facto suspendu sur le sujet suite à une opération d’état d’urgence. Je rappelle que les pays voisins n’ont pas instauré l’état d’urgence, au parlement britannique vous avez des députés, qui votent parfois contre les mesures épidémiologiques prises par le gouvernement, demandent des comptes, s’insurgent. En France, comme on bâillonne le parlement parce que c’est plus simple; si les gens ne sont pas d’accord, ils écrivent des tribunes, vont dans la rue, bravent les interdits… C’est très immature comme mode de gouvernance.
« En France, comme on sait que notre voix ne compte pas, on peut dire un peu n’importe quoi »
Vous pensez donc que la politique actuelle inhibe le modèle contestataire que devrait être la politique d’aujourd’hui ?
Je pense que l’épidémie a été révélatrice de l’obsolescence d’un mode de gouvernance très français, très autoritaire; qui oppose toujours un pouvoir exécutif très fort et une sorte de rébellion diffuse dans le pays. Où les gens se livrent au jeu de chat et souris avec les mesures imposées. C’est très déresponsabilisant des deux côtés.
Indépendamment de l’épidémie, il serait tout à fait souhaitable de s’interroger sur notre mode de gouvernance politique; et d’en appeler à quelque chose de plus participatif et intermédié. De sorte que les gens puissent réellement débattre des mesures qui sont mises en place.
J’ai toujours été très impressionné par le modèle suisse des cantons; où les gens débattent des politiques qui les concernent au niveau local. Globalement les gens ont la main sur les affaires courantes qui les concernent; et sont donc forcément beaucoup plus informés instruits et matures par rapport à ces décisions. Comme ils ont le pouvoir de les prendre, ils deviennent extrêmement prudents et rationnels. En France, comme on sait que notre voix ne compte pas, on peut dire un peu n’importe quoi ; pourtant quand on donne du pouvoir aux gens, on les rend plus rationnels.
Vous trouvez donc que la politique actuelle est irrationnelle ?
Je ne crois pas tellement à ces termes de rationnel ou pas rationnel. Je pense en tout cas que ce modèle-là est surtout trop liberticide ; et qu’il est maintenant en bout de course. Avant, les gens le toléraient parce qu’il était efficace. Aujourd’hui, il est non seulement contraignant mais prouve son inefficacité; puisque la France est l’un des pays qui est le plus à la traîne. A la fois en termes de taux de mortalité et de rythme de vaccination. Les vertus du modèle centralisé sont complètement mises à mal.
Bonsoir,
Article très intéressant qui aborde des questions essentielles qui ne sont pas assez traitées et mises au grand jour. Par exemple, pourrions-nous définir précisément ce qu’est le pouvoir exécutif en France. On a une idée générale : en gros c’est président + gouvernement mais il faudrait aussi donner à voir l’appareil exécutif plutôt que de taper médiatiquement sur des têtes d’affiche ; PR + PM et ministres par-ci, par-la au gré des pressions.
Le Parlement en France est en effet méprisé. Totalement instrumentalisé et pris au piège des chefs de partis et quelques figures médiatiques qui mobilisent les plateaux tv.
Quand une voix ne compte pas et qu’on peut dire un peu n’importe quoi, n’est-ce pas un peu la fin de la démocratie ? Je ne sais pas mais c’est certainement une cacophonie inféconde pour les libertés publiques et individuelles ...
Merci à GK, esprit lucide, éclairé, cultivé de porter une parole politique au sens noble du terme, une parole de citoyen qui s’intéresse aux règles qui gouvernent la France, en ayant un regard ample : connaissance de l’histoire des idées et connaissance concrète dans l’espace contemporain de différents modes d’organisation (Suisse, Finlande, Inde, Israël, chine, États-Unis, Brésil, Angleterre etc).
Il reste à imaginer que des députés libres se mobilisent et aient un soutien médiatique (journalistes, intellectuels, tous esprits vifs et libres !). Bien sûr, la télévision reste un puissant relai.
Par Co, le 07 février 2021