Protection des salariés, rôle du manager, questionnement sur notre système… Le secrétaire général de la CFDT Laurent Berger a confié ses craintes et ses convictions sur notre société bouleversée par l’épidémie du Covid-19. Entretien.
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Télétravail, vacances imposées, horaires extensibles… Les salariés doivent-ils s’inquiéter pour leurs droits suite aux ordonnances du gouvernement ?
Laurent Berger : Les salariés vivent un profond bouleversement de leurs habitudes et de leur vie au travail. Tous, qu’ils soient en poste ou pas. S’ils sont en poste, ils doivent d’abord se préoccuper de leur santé et de leur sécurité. Lorsqu’ils sont en télétravail, ils découvrent une nouvelle organisation qu’on ne connaissait pas de façon aussi massive et continue. Bien sûr, il y a ces ordonnances qui viennent instaurer de nouvelles règles, mais je ne crois pas que la problématique majeure soit sur les droits sociaux. La problématique majeure concerne la santé, la sécurité au niveau sanitaire et le devenir de l’emploi. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas être vigilants sur un certain nombre d’abus qui peut exister aussi dans cette période.
Comment fait-on pour aider et suivre à distance les salariés ?
LB : Les représentants du personnel doivent avoir une vigilance accrue pendant cette période. Il peut y avoir des abus car les salariés sont plus isolés qu’auparavant, plus soucieux des conditions d’exercice de leur travail. La responsabilité des managers est aussi plus importante. Il faut un contact régulier avec chacun des salariés en télétravail. Cela peut faire renaître de nouvelles formes de solidarité entre les salariés pour prendre les nouvelles des uns et des autres. Et puis je crois qu’il faut avoir des exigences moindres en termes de rendement puisque le travail n’est pas fait dans des conditions optimales.
« Les managers ont un rôle capital. »
De notre côté, nous faisons un relevé quotidien dans différents secteurs. Dans certains endroits, cela se passe normalement, humainement. Des employeurs font le point avec les commissions de santé au travail régulièrement, il y a beaucoup d’instances de représentation du personnel, de CSE à distance… Et puis dans d’autres, c’est beaucoup plus dur. Cela ne change rien à ce qu’est le monde habituellement, il y a des abus.
Par exemple, le recours au chômage partiel : alors qu’on demande à des salariés de télétravailler, on les déclare au chômage partiel. On demande aussi à des salariés qui sont en télétravail de travailler trop, sans tenir compte de leur réalité. Il peut y avoir des abus avec la prise en compte des jours de congé ou des jours de RTT. Tout cela nécessite beaucoup de suivi. C’est pour cela que nous sommes sur le pont. Nous avons mis à disposition des salariés une boîte mail qui reçoit des milliers de courrier pour des renseignements et des accompagnements.
Quel rôle a le manager pendant cette période ?
LB : Les managers ont un rôle capital parce qu’ils sont un lien entre la direction et les salariés. Ces dernières années pourtant, ils étaient souvent en difficulté dans les sociétés parce qu’ils avaient des interrogations sur leur rôle et leur place. Peut-être qu’avec le télétravail, on reconnaître que leur rôle n’est pas seulement de faire descendre des ordres ou faciliter la question économique. C’est aussi créer du lien, de la coopération. D’ailleurs, aujourd’hui, grâce à cette crise, on s’aperçoit tous que les relations de travail vont bien au-delà de la transmission d’information. Il y a aussi du lien informel, c’est le café du matin, c’est l’échange, l’information qu’on partage dans un couloir…
Protéger les salariés exposés tout en maintenant l’activité économique vitale, c’est possible ?
LB : Nous devons réinterroger en profondeur le process de travail. Il faut d’abord des protections individuelles, ce qui a gravement manqué et qui manque encore gravement dans certains endroits. Il faut aussi installer des dispositifs pour éviter les contacts physiques et repérer les activités non-essentielles qu’on peut renvoyer à plus tard. Faire ses courses, que ce soit dans une petite ou grande surface à côté de chez soi, cela nécessite la mobilisation de beaucoup de travailleurs. Tout comme l’eau et l’électricité, tout cela n’arrive pas par magie. Il y a des gens qui travaillent derrière. Ces activités-là, on ne peut pas souhaiter qu’elles s’arrêtent. Mais nous ne devons pas sacrifier les salariés qui les font tourner. Donc il faut absolument qu’ils soient protégés.
« Avec les organisations patronales, nous parlons beaucoup. Cela ne veut pas dire que, quand le temps reviendra, nous ne continuerons pas à nous confronter, parce que c’est ça la démocratie. »
Vous êtes dans le dialogue avec le gouvernement mais aussi les organisations patronales, la voix des syndicats est-elle entendue selon vous ?
LB : En tout cas notre voix est exprimée. Je vous donne un exemple très clair : nous avons dit que ce n’était pas possible dans cette période que les entreprises puissent verser des dividendes… Nous avons été entendus par le gouvernement. Sur d’autres points, sur l’élaboration des guides de bonnes pratiques en termes de santé et de sécurité dans le cadre du virus, nous ne sommes pas toujours entendus comme nous le souhaiterions. On voudrait un travail beaucoup plus coopératif avec le gouvernement, et c’est ce qui est en train de se faire. Avec les organisations patronales, nous parlons beaucoup. Cela ne veut pas dire que, quand le temps reviendra, nous ne continuerons pas à nous confronter, parce que c’est ça la démocratie.
Comment envisagez-vous l’après Coronavirus en France ?
LB : Je suis très inquiet sur la situation économique et sociale qui va suivre. Sur la capacité à se relancer dans certains secteurs. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne pourra pas repartir comme avant. Cette crise nous enseigne le besoin d’un État qui protège, de services publics accessibles et de qualité. Elle nous rappelle qu’il y a des métiers à très forte valeur ajoutée sociale qui sont pourtant peu valorisés économiquement. Nous rappelle aussi que ceux qui sont les plus éloignés de notre cœur de modèle de protection sociale trinquent le plus, les précaires, les travailleurs indépendants…
Elle nous apprend qu’on a besoin de maîtriser nationalement – ou au moins de manière européenne – les filières stratégiques. Cela nous montre aussi des choses positives. Que les entreprises peuvent changer de production. Certaines se sont mises à produire du gel hydroalcoolique, d’autres des masques. Elle nous apprend que la mondialisation sans gouvernance ni régulation suffisante est un risque. Que l’Europe est fragile mais extrêmement nécessaire… Le télétravail va nous enseigner à valoriser la coopération sur la compétition. Le confinement va aussi nous enseigner la valeur du temps passé avec les siens versus le temps au travail.
« À l’issue de cette crise, il va falloir un plan de relance qui intègre aussi la question démocratique. »
Tout cela, il va falloir le poser et prendre le temps de réfléchir. Par contre, le gouvernement ne doit pas prendre le risque de faire un plan de relance qui soit le duplicata de ce qui se passait précédemment. Il faut se réinterroger sur le fondement, le sens et les valeurs qui nous animent. A l’issue de cette crise, il va falloir un plan de relance qui intègre aussi la question démocratique. Avec la CFDT, nous allons faire des propositions très précises avec nos partenaires du Pacte du pouvoir de vivre que nous avions lancé avec 55 associations, ONG et organisations syndicales.
Cette crise sanitaire se transforme en prise de conscience générale. Qu’est-ce que vous apporte cette période de confinement ?
LB : J’ai une expression qui en amuse certains. Je dis qu’il faut « mener toutes les politiques à hauteur de femmes et d’hommes ». Cette épidémie nous ramène à cette condition. Cela nous renvoie à la place de l’humain dans la société. Est-ce qu’on le met toujours en tête des priorités ? Et je crois que c’est cela qu’il faudra garder comme enseignement pour construire le reste. Nous sommes aussi en train de faire l’expérience collectivement d’une absence de toute-puissance de l’humanité, y compris de ceux qui nous gouvernent. Ils ne savent pas tout, et nous non plus.