Magistrate depuis 30 ans, Gwenola Joly-Coz préside aujourd’hui le tribunal judiciaire de Pontoise. Elle est également l’une des fondatrices de l’association Femmes de Justice présidée par Ombeline Mahuzier, procureure de la république à Châlons-en-Champagne. Toutes deux interviennent en tant qu’expertes LexisNexis, elles reviennent sur les causes des inégalités existant encore entre les femmes et les hommes au sein de la magistrature.
Mixité, parité, égalité, parfois considérés à tort comme des synonymes, ces trois concepts ne représentent pas la même réalité. Pour comprendre la place des femmes dans la magistrature et l’engagement de Femmes de Justice, il faut avant tout définir ces termes.
La magistrature, un corps non mixte
À ses débuts, et pendant plusieurs siècles, la magistrature française était exclusivement masculine. Malgré un militantisme actif à partir du XIXème siècle, les femmes se voient opposer un refus catégorique de la part des hommes de les laisser devenir magistrates. Il a donc fallu attendre la deuxième guerre mondiale et l’ouverture politique de cette époque pour qu’enfin une loi du 11 avril 1946 donne la possibilité aux femmes d’entrer dans la magistrature. La première à intégrer le corps en 1946 se nomme Charlotte Béquignon-Lagarde. À sa suite, dans les années 50, la magistrature se féminise doucement, accompagnée d’une très grande résistance. « J’ai retrouvé des rapports de l’époque, rédigés par des hommes, qui disent que les femmes ne sont pas capables d’être juges et qu’il ne faut pas qu’elles le soient », confirme Gwenola Joly-Coz.
Il faudra donc attendre les années 80 pour qu’un phénomène radical se produise. C’est à partir de ces années-là que les femmes entrent massivement dans la magistrature, à la faveur d’un concours réputé difficile. En 1981, l’École Nationale de la Magistrature (ENM) compte 80% de femmes dans ses effectifs. Cette année marque alors un point de bascule et en 2002 le corps devient mixte, avec 50% de femmes magistrates. En 2020, la magistrature est à 67% féminine. Or, un corps est considéré comme non mixte quand un sexe dépasse plus de 60% de son effectif. La magistrature est donc aujourd’hui non mixte.
La question de la parité
Alors que la mixité désigne le juste équilibre du nombre des représentants de chaque sexe dans un groupe, la parité représente l’accès des femmes aux postes de responsabilité. « Aujourd’hui, avec 67% de femmes dans la magistrature, seulement 25% sont cheffes de juridiction, et seules trois femmes président un tribunal hors hiérarchie de premier groupe* », déplore Gwenola Joly-Coz. Ainsi, un effet ciseau se dessine : alors que les femmes entrent massivement dans la magistrature, très peu d’entre elles obtiennent des postes de cheffes. Elles investissent majoritairement des fonctions dédiées au care et à l’attention à l’autre. Par exemple : juges des enfants ou juges des affaires familiales. En revanche, elles se montrent beaucoup moins présentes dans des fonctions de procureure, de juge d’instruction, de présidente de Cour d’assises.
« On se trouve aujourd’hui avec une majorité de femmes dirigées par des hommes et des hommes dans tous les postes majeurs », constate Ombeline Mahuzier. Avant juin 2020, certains postes n’avaient même jamais été occupés par des femmes ; comme directrice de l’ENM, procureure générale de la Cour de cassation, inspectrice générale de la justice, présidente du tribunal de Bobigny ; Des fonctions clefs du ministère de la Justice, extrêmement valorisantes et visibles. Pourtant, les femmes demandent rarement à occuper ces postes. Pourquoi ne candidatent-elles pas à ces fonctions de cheffes ? C’est là que réside la question de l’égalité.
Des règles défavorables à l’égalité
« Au sein de la magistrature, il existe des procédures intrinsèquement défavorables aux femmes. Elles vont empêcher l’égalité », assure Gwenola Joly-Coz. En France, l’indépendance et l’impartialité sont conçues comme liées à la mobilité géographique. Les magistrats doivent donc sans cesse se déplacer afin de ne pas développer de liens au niveau local. Or, la mobilité ne convient pas aux femmes à qui revient encore bien souvent la charge du foyer. Alors que les hommes, eux, pratiquent volontiers le « célibat géographique ». Déchargés de l’obligation familiale, qui repose sur leur compagne, ils sont libres de s’investir pleinement dans un premier poste de procureur, nécessitant de se déplacer fréquemment. Gwenola Joly-Coz pointe notamment du doigt le manque d’aide apportée par le corps pour faciliter cette mobilité. « On ne prend pas en compte les rythmes familiaux. L’institution n’aide jamais le déménagement », témoigne-t-elle. Face à ces contraintes, les femmes renoncent à se porter candidates.
Autre élément structurant de la magistrature et vecteur d’inégalités : le cursus honorum. Cette expression latine désigne l’ordre et les conditions dans lesquels devait s’effectuer, dans la Rome antique, la carrière publique. Depuis, l’usage impose de débuter sa carrière par les fonctions les plus humbles pour l’achever par les plus valorisantes. Ce qui va être déterminant pour l’égalité, c’est la première étape de cette « carrière d’honneur ». Or, pour les femmes le moment de s’engager dans celle-ci coïncide généralement avec la naissance de leur premier enfant. Elles vont donc la manquer. C’est seulement aux alentours de 40 ans, une fois leurs enfants autonomes, qu’elles se sentent prêtes à prendre ces responsabilités. Malheureusement, aux yeux de l’institution, il est alors trop tard pour débuter leur carrière. Et le système va leur interdire de passer directement à la seconde étape. Dès lors, le cursus honorum crée des inégalités entre les femmes, qui restent bloquées à la case départ, et les hommes, qui ont pu suivre les règles et évoluent dans les hautes sphères de la magistrature.
Penser la question du féminin, les actions de Femmes de Justice
Ceci dit, ne suffirait-il pas de réformer ces règles pour favoriser l’égalité ? C’est bien l’objet des revendications de Femmes de Justice. Créée en juin 2014, l’association se donne pour mission de mettre tous ces sujets sur la table. « Femmes de Justice répondait au constat qu’au sein du milieu judiciaire la question du féminin n’était pas pensée, sauf pour dire qu’il y avait trop de femmes », explique Ombeline Mahuzier. Pourtant, elles apportent énormément à l’institution. C’est pourquoi Femmes de Justice ambitionne de leur redonner de la légitimité et de la visibilité. « Nous voulons que ces sujets soient à l’ordre du jour. Nous avons donc travaillé à ce qu’un certain nombre de documents soient produits. Le dernier rapport exceptionnel du Conseil Supérieure de la Magistrature datait de 2012. Il dénonçait toutes les difficultés à l’œuvre et fournissait des pistes d’évolution. Elles n’ont malheureusement encore jamais été suivies d’effet. Mais elles ont été discutées ! », témoigne Gwenola Joly-Coz**.
Femmes de Justice souhaite attirer l’attention sur ce qui pourrait être changé. « Concrètement, on mène un certain nombre d’actions, d’abord de sensibilisation. On développe aussi énormément d’actions d’empowerment pour aider et inciter les femmes à construire leur parcours et projet professionnel. On va aussi former à l’ENM et à l’école nationale des greffes », énumère Ombeline Mahuzier. Évidemment les choses n’évoluent pas en un jour mais l’association essaye d’agir à tous les niveaux. Pour cela, il faut se trouver à des postes de responsabilité. Plus les femmes occupent des fonctions importantes, plus elles sont légitimes pour questionner le système.
Vers l’égalité au sein de la magistrature, des progrès encourageants
Une des actions fortes qu’a réussi à mener Femmes de Justice est d’avoir créé des délégations en région. Un peu partout en France, des femmes de justice s’identifient et au plus près de leurs propres besoins se donnent rendez-vous. « C’est une action forte et un résultat important parce qu’on n’est pas seulement dans l’affichage national mais au cœur du terrain, au plus près de celles et ceux qui en ont vraiment besoin », se réjouit Ombeline Mahuzier.
Cette dernière constate par ailleurs, une écoute plus active de la part du cabinet de la Ministre de la Justice, Nicole Belloubet**. En mars 2020, celle-ci s’est rendue pour la première fois à l’assemblée générale de Femmes de Justice. Un symbole fort qui témoigne de l’attention que le ministère porte aujourd’hui à la cause. « On avait un gros problème de représentation et d’invisibilisation des femmes dans la magistrature. Avec le mérite personnel de celles qui ont été nommées, mais aussi grâce à notre action, nous voyons enfin accéder des femmes aux plus hauts postes de la magistrature », se félicite Ombeline Mahuzier. Et de conclure : « Maintenant, il faut arrêter de constater perpétuellement qu’on est inégalitaires et il faut prendre des décisions. Prendre les choses en main et agir. »
*Le maillage territorial français est plutôt fait de petits et moyens tribunaux. Les plus importants sont les tribunaux hors hiérarchie du premier groupe, il n’y en a que 12.
** Un rapport sur la parité dans les nominations aux postes de chefs de cour et de juridiction et sur les postes du siège à la Cour de cassation, plus haute juridiction judiciaire française, a d’ailleurs été depuis rendu public le 3 juin 2020.
***Propos recueillis en mai 2020 avant le remaniement du 06 juillet 2020. Le Ministre de la Justice est aujourd’hui un homme, Eric Dupont Moretti. Il succède à Nicole Belloubet.
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