Le gnou est un herbivore d’Afrique australe, de haute taille, et plutôt disgracieux : son arrière, bas, tient des antilopes, et son poitrail, élevé, terminé par une tête de bovidé, se distingue par une forte et abondante barbe ; l’ensemble a une démarche plutôt gauche.
Cet animal vit en hardes, et se déplace, au cours d’une migration annuelle à la recherche des pâturages fournis, en immenses troupeaux de plusieurs dizaines de milliers d’individus.
Bien entendu, une telle masse ambulante de chair fraîche attire la convoitise des carnivores, et la migration est donc suivie par tout ce que la savane compte de prédateurs : lions, hyènes, et autres chacals.
Depuis des millénaires, depuis que les gnous sont gnous et que les lions sont lions, les gnous gèrent (de facto, car on n’ose parler de gestion dans le cas de cet animal fruste) la menace de façon simple et efficace. Le troupeau repousse sur ses bords les vieux, les blessés, les jeunes orphelins ou malformés, lesquels sont ainsi, en quelque sorte, sacrifiés à l’appétit des prédateurs, ce qui permet aux autres gnous de poursuivre leur route.
Ainsi va la vie dans la savane, vie qu’une vision anthropocentrique nous fait juger cruelle, mais dont le fonctionnement a le mérite de maintenir les grands équilibres de l’écosystème. Les faibles sont éliminés, la sélection naturelle s’opère, et le peuple des gnous peut perdurer dans les âges.
Par analogie, on pourrait dire que le mode de fonctionnement des sociétés modernes et singulièrement dans les grandes organisations procède du management de gnous. La promotion et la sélection s’y opèrent en effet par défaut. Chaque fois qu’un individu commet une erreur, ou qu’il se trouve dans une situation difficile, le troupeau cherche à l’écarter. Il trouve de nombreux avantages à procéder ainsi. L’individu concerné représente une proie désignée à l’appétit de l’opinion qui cherche périodiquement des responsables aux divers désordres qui traversent toute société ; c’est aussi le moyen, pour les autres, de survivre, et de continuer leur carrière vers le haut, avec un concurrent potentiel en moins. Cerise sur le gâteau, chacun des survivants se procure à cette occasion une lâche bouffée de bonheur et de soulagement à la pensée que « cette fois-ci encore, ce n’était pas mon tour. »
Ainsi va la vie dans la savane humaine, fonctionnement qui permet à la structure de perdurer et à quelques-uns d’en jouir. Cependant, un tel management conduit inévitablement à ce que les plus hardis, ceux qui prennent des risques, ceux qui innovent, ceux qui ont des convictions, ceux qui détonent, soient impitoyablement mis à l’écart, et que ne subsistent, et n’arrivent aux plus hautes fonctions, que les prudents, les reproducteurs de solutions éprouvées, les souples de l’échine et les adroits de la brosse à reluire.
Les récentes avancées scientifiques devraient inciter à modifier ce fonctionnement.
C’est le cas de la théorie des jeux. On sait depuis longtemps le distinguo que fait cette théorie entre les jeux d’affrontement et les jeux coopératifs, et les conséquences que l’on peut en tirer entre les comportements égoïstes et les comportements altruistes. Au sein d’un groupe, les égoïstes l’emporteront toujours sur les altruistes (ou survivront si les conditions sont extrêmes). Ceci conforte l’idée intuitive selon laquelle il est normal qu’il existe une compétition, et qu’il est logique que les meilleurs l’emportent.
Des travaux récents, sans rien enlever aux acquis précédents, ont cependant montré que si l’on s’intéresse à la compétition entre plusieurs groupes (et non plus entre individus au sein d’un même groupe), le groupe gagnant (ou survivant) sera au contraire celui dans lequel les comportements altruistes seront les plus développés.
Dit autrement, le comportement et le mode de management imité des gnous est désormais suicidaire. En effet, autant il pouvait convenir dans un monde dans lequel les organisations n’avaient guère de réels concurrents (et où donc toute la sélection pouvait se faire en interne, sans se préoccuper du monde extérieur), autant il apparait dépassé et inadapté dans une époque mondialisée dans laquelle les entreprises et les pays s’inscrivent désormais dans une concurrence mondiale.
L’éthologie (la science des comportements des animaux) fournit un enseignement similaire. L’étude comparée montre que les espèces animales qui survivent dans le temps, et qui colonisent davantage d’espaces – qui donc augmentent leur présence totale – sont celles qui ont un comportement social développé et une solidarité forte entre membres d’une même espèce. Ainsi des abeilles, des fourmis, des rats…
C’est d’ailleurs ce qui a permis au primate « homo sapiens », à l’origine mal doté par la nature car faible et mal bâti, de survivre, et de se développer au détriment de toutes les autres espèces…La leçon de la théorie des jeux est donc corroborée par l’expérience des sciences du vivant.
Enfin, la psychologie et la sociologie nous apportent des éclairages intéressants. On a ainsi pu constater qu’un même individu peut, selon les conditions psychologiques dans lesquelles il est placé, soit réussir régulièrement et brillamment, soit, au contraire, échouer systématiquement. En gros, plus l’individu se sent en confiance, et croit son action valorisée, plus il accomplit des objectifs élevés. A l’inverse, plus il est en situation de stress et de dévalorisation de son action, plus ses performances sont médiocres.
Au sein d’un groupe qui doit remplir un objectif commun, ces données trouvent une importance cruciale : plus chacun des membres va se sentir en confiance et valorisé par le groupe, plus il va apporter une pierre importante à l’édifice commun. Cela se traduit non seulement en termes d’efforts prodigués, mais aussi et surtout en termes de réussite du projet collectif. Les sportifs connaissent bien ce phénomène : il suffit de voir comment, après chaque échange, les joueurs d’une équipe de volley-ball s’encouragent, par la parole et par le toucher, pour comprendre la puissance que représente la confiance de chaque joueur vis-à-vis du groupe pour améliorer la performance collective.
Le management des gnous, qui condamne à mort les faibles, pour que vivent les autres, ne permet assurément pas aux individus de faire confiance au groupe, et par conséquent la performance de chacun en vue du bien commun s’en trouve amoindrie.
L’organisation qui inquiète celui qui cherche des voies nouvelles, plutôt que de l’encourager et le valoriser, conduit donc objectivement à étouffer les performances individuelles et à diminuer leurs apports à l’organisation. Au bout du compte, c’est la performance collective qui s’en ressent.
Puisque toutes ces sciences convergent pour préconiser une approche différente, on se demande pourquoi le management de gnous perdure dans les organisations humaines, entreprises ou nations. Il semblerait plus raisonnable de rechercher un nouveau paradigme de fonctionnement.
Ce pourrait être, en restant dans la savane africaine, celui que proposent les éléphants. Les éléphants protègent les faibles, combattent ensemble, développent une hiérarchie souple fondée sur l’efficacité, choisissent leurs guides de route parmi les plus compétents – généralement une matriarche -, tirent les leçons du passé, prennent soin des orphelins, et accompagnent les mourants jusqu’à la fin. De plus, d’un point de vue esthétique, un éléphant a davantage d’allure qu’un gnou.
Pour une société d’homo sapiens, le choix de la solidarité apparait, non seulement plus moral, mais probablement plus efficace que celui du cynisme et de l’égoïsme. Ainsi, la « qualité » d’une société pourrait s’apprécier à la façon dont elle traite le faible. Ce choix traverse également chaque individu qui devrait se demander à tout instant de sa vie : « Au fond, suis-je gnou ou éléphant ? ».
Xavier Dupont – Membre du Conseil d’orientation de Synopia