L’Europe aurait moins bien géré la crise Covid-19 que la Chine. Pourtant l’Europe est trois fois moins peuplée. Pourtant, elle a, nous l’a-t-on assez dit, une supériorité technique éclatante sur la Chine qui sort à peine du sous-développement (et qui a encore des traits primitifs, ils mangent du pangolin et des chauves-souris !). Et, de plus, nous avions deux mois de « profondeur stratégique » pour anticiper la vague épidémique. Voilà de quoi perdre de sa superbe !
En vérité, l’Europe a montré ses faiblesses, comme institution, comme groupe de pays, et comme communauté humaine.
L’Union Européenne (et ses organes, la Commission, le Conseil, les agences spécialisées, etc.) a été aux abonnés absents. Il n’y a eu aucune réaction de la part de Bruxelles, pas le plus petit avion sanitaire, ou le plus petit hôpital de campagne porteur du drapeau bleu qui aurait été déployé aux avants postes, en Italie. L’Union a été incapable de contrôler ses frontières extérieures, et au contraire, a laissé les Etats Membres fermer les frontières intérieures, en violation de Schengen, et surtout du bon sens le plus élémentaire. Elle n’a pas su mettre à profit les quelques semaines de délai précédant l’arrivée du virus pour constituer un stock stratégique de matériel de lutte (masques, combinaisons, respirateurs, etc.). Elle n’a pas su organiser les ressources humaines, médecins, infirmières, soignants, logisticiens, à l’échelle qui convenait, celle du continent.
On pourra trouver toutes les bonnes raisons juridiques : que la santé n’est pas une compétence communautaire, que les marchés publics européens sont longs à être lancés, que le Conseil n’a pas su trancher. Il reste que l’Union, en tant qu’institution de gouvernance, s’est disqualifiée aux yeux de ses propres citoyens en n’étant pas capable de les protéger face à un péril commun, et en étant incapable d’incarner la solidarité des populations du continent.
Les Etats de l’Europe ne sortent pas non plus grandis de cet épisode. Lorsque l’Italie, première région touchée, a été submergée, elle n’a pas demandé d’aide. Cela aurait été reconnaitre son impuissance, pour ce pays qui se veut l’égal des grands. La fierté l’a conduit à se débrouiller seule. Mais il eût fallu lui envoyer de l’aide quand même. Le symbole eût été fort, de camions, de tentes, de médecins et de militaires français, allemands ou espagnols dans la plaine padane ! Au lieu de cela, certains pays, comme l’Autriche et la Slovénie, ont cru bon de fermer leurs frontières avec l’Italie.
Pire même, les Etats ont été incapables de s’entendre sur la stratégie à mener. Fallait-il confiner ou pas ? Les Pays Bas et la Suède ont longtemps poursuivi la stratégie de non-confinement, afin d’immuniser progressivement la population. Fallait-il tester massivement (comme l’a fait la Corée avec succès, et maintenant l’Allemagne) ou, au contraire tester seulement les cas déclarés ? Fallait-il utiliser massivement la chloroquine en première intention ? Aujourd’hui, faut-il déconfiner, quand et comment ? Chaque pays a élaboré sa stratégie dans son coin, avec ses propres autorités médicales, ses propres chercheurs, ses propres épidémiologistes.
En vérité, cette crise sanitaire traduit bien les vices cachés de la construction européenne, dont elle n’arrive pas à se guérir. L’Union Européenne a été conçue comme un espace de liberté économique. Ces deux mots résument les maux de l’Europe.
La liberté au-dessus de tout. Le principe premier de l’Europe, c’est que chacun (individus, firmes, ou Etats) fait ce qu’il veut, la régulation au nom de l’intérêt commun devant être l’exception. La liberté, c’est l’individu-roi et le contrat, la seule régulation. Ainsi l’Union est, dans son essence, incapable de penser l’intérêt général, ou le service public, ou le service des citoyens. Dans les années 1970, lorsque le Royaume-Uni est entré dans la Communauté, ce sont les règles du jeu anglo-saxonnes qui ont été adoptées par l’Europe : « L’Etat, ce n’est pas la solution, c’est le problème ! », comme disait Ronald Reagan à l’époque. Depuis, la liberté et l’absence de solidarité ont été élevées au rang de dogme constitutif. C’est ce qu’a prouvé l’épisode grec, il y a quelques années, quand l’Europe a préféré laisser mourir les Grecs plutôt que d’accorder une petite avance à son gouvernement. Eh ! Quoi ! Les cigales doivent payer, « intérêt et capital », foi de fourmi ! La morale de cette triste fable est que, quoiqu’il puisse arriver, c’est la liberté qui passe avant la fraternité, et c’est la propriété qui est le droit le plus sacré.
L’économique comme ultima ratio. La croyance qui fonde l’édifice européen, c’est que l’économie commande le reste. Et qu’en améliorant l’efficacité du fonctionnement des entreprises, le bonheur des peuples suivra. C’est une sorte de foi en des mécanismes suprahumains, presque divins, en tous cas largement imaginaires et fantasmés. La « main invisible du marché » (théorie qui date du XVIIIe siècle !) ; le « ruissellement » de la prospérité des riches vers les pauvres ; l’idée selon laquelle l’égoïsme bien compris de tous fait l’optimum général ; l’idée selon laquelle le privé ferait bien les choses et le public serait condamné à l’impuissance et à l’obésité ; l’idée selon laquelle moins il y a de règlementation, mieux c’est ; et ainsi de suite.
L’Union Européenne a ainsi cru – ou voulu croire – pendant toutes ces années que l’action politique, vue comme une méthode pour prendre des décisions collectives, était un vestige du passé amené à disparaitre. Place aux entreprises, aux réseaux mondialisés, et aux communautés spontanées, nouvelles organisations efficaces et agiles !
Aujourd’hui, ces deux vices de conception – la liberté sans la fraternité, et l’économique sans la politique – apparaissent en pleine lumière, et discréditent l’Europe comme organe de gouvernance. Pourtant, l’Europe aurait pu utilement prendre le relais des vieux Etats-Nations, trop petits pour défier les puissances continentales, USA et Chine, et demain Inde ou Brésil.
Les citoyens européens sont désormais nus, sans organisation politique qui les protège, si ce n’est leurs Etats, perclus de dettes et désarmés face au reste du monde. Il devient donc à la fois crucial et urgent de rebâtir l’Europe, mais cette fois sur de nouvelles bases, qui feraient la part belle à l’intérêt collectif et à la solidarité, et non plus seulement au jeu du marché débridé. La crise sanitaire pourrait avoir, au moins, cette vertu. Elle n’aurait alors pas été inutile.
Xavier d’Audregnies, Membre du comité d’orientation de Synopia.