Mais face aux dérives des plateformes de type Uber ou Deliveroo, l’État veut faire appel à l’autorégulation. Une solution illusoire.
Quand j’ai vu Uber débarquer en France, comme beaucoup, j’ai trouvé ça génial. Pour le service – je suis moi-même utilisateur – mais surtout parce que cela allait créer des milliers d’emplois pour des gens discriminés sur le marché du travail traditionnel. Sept ans après, je vois les dérives, comme tout le monde. Tout d’abord, les modifications unilatérales du prix des courses rendent le travail des chauffeurs VTC de moins en moins rémunéré. Cela les force à augmenter la durée de leur travail pour avoir un revenu décent. Des livreurs doivent pédaler de plus en plus loin et de plus en plus longtemps pour dégager un revenu. Avec le risque d’avoir des accidents, parfois mortels comme ça a été le cas à Bordeaux. Mais le pire se situe encore ailleurs.
Des sans-papiers et des adolescents sont littéralement exploités par des détenteurs de comptes de livreurs ou de chauffeurs, qui les font travailler à leur place en échange d’une commission. Aucune marge de négociation. Aucune assurance maladie, aucune assurance chômage. Ces conditions de travail se rapprochent du tâcheronnage, comme il existait au XIXe siècle dans les mines et les filatures. Le patron tout-puissant fixe seul le prix de la prestation. Le travailleur devient un sous-traitant, dont le patron ne contrôle pas ou peu la façon dont il effectue sa tâche. A la fin du XIXe siècle, c’est comme sous-traitants de tâcherons que des enfants se retrouvaient encore à travailler au fond des mines, alors que la loi l’avait interdit progressivement à partir de 1841.
Protection à la carte
Presque deux siècles plus tard, comme à l’époque, la résistance s’organise. Les chauffeurs VTC et les livreurs forment des collectifs pour faire valoir leurs droits. Et le phénomène ne se limite pas à une France qui serait opposée à tout changement social : dans des économies aussi libéralisées que l’Angleterre ou les États-Unis, des auto-entrepreneurs se mettent en grève pour protester contre les baisses de tarifs des plates-formes.
Pour tenter de désamorcer ces conflits, le PDG Europe de Deliveroo appelle la France à devenir « leader de l’innovation sociale » en adoptant la charte pour les travailleurs de plateformes, examinée récemment en commission à l’Assemblée. Ce projet de loi veut inciter les entreprises de type Uber, Deliveroo… à fixer elles-mêmes le type de protection sociale et le montant de revenu minimum qu’elles acceptent de garantir à leurs sous-traitants auto-entrepreneurs. Un début de protection sociale. Mais à la carte, et au bon vouloir des entreprises.
Cette réponse politique n’est pas à la hauteur de l’enjeu. Parier sur l’auto-régulation des plateformes, c’est se bercer d’illusions. La relation de travail entre les plateformes et leurs auto-entrepreneurs est beaucoup trop déséquilibrée. Contrairement à ce qu’affirme Deliveroo, la majorité des travailleurs de plateformes ne cherche pas « une activité d’appoint ». Pour la plupart, il s’agit de leur principale et souvent unique source de revenus. Alors qu’ils sont déjà confrontés à un monde du travail salarié qui les rejette, quelle marge de négociation ont les auto-entrepreneurs, face à des plateformes d’envergure nationale ou internationale ?
J’alerte les politiques qui envisageraient de voter ce projet de charte des travailleurs sur la fausse bienveillance de ce texte.
Tâcheronnage
Rappelons-nous bien cela : pourquoi avait-on interdit le tâcheronnage ? Parce que le tâcheronnage c’est la porte ouverte au travail des enfants. C’est la fin des congés payés, des jours fériés, du repos hebdomadaire. Parce que le tâcheronnage c’est la fin de la couverture maladie universelle avec tous les travers : fin du congé maternité / paternité, des congés maladie…
Laisser entrevoir la possibilité du tâcheronnage, et accepter cette possibilité en laissant la régulation aux entreprises, c’est accepter un projet de société contre lequel ont lutté des générations de travailleurs et d’hommes d’État, partout en Europe. C’est faire un retour en arrière social, de deux cents ans.