« Il n’y a pas de leader qui doute », disait le général d’armée Pierre de Villiers. Le citant pendant notre rencontre, Martine Liautaud est une parfaite incarnation de cette maxime. Main de fer dans un gant de velours mais aussi et surtout l’une des premières banquières d’affaires en France, cette femme est leader par nature. Aujourd’hui à la tête de sa fondation, elle a troqué le monde du business pour celui de la philanthropie.
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Il y a des Thomas Pesquet qui dès le berceau devaient déjà regarder les étoiles, des Karl Lagerfeld qui dessinaient des élégantes dès la petite enfance. Martine Liautaud, pionnière dans son domaine, est de ceux-là : « être banquière d’affaires est un rêve de gosse ». Parmi les toutes premières femmes à hériter de cette fonction en France, elle a suivi le chemin tout tracé par sa vocation. D’ailleurs, aussi loin qu’elle s’en souvienne, ses lectures se sont très vite portées sur le parcours d’entrepreneurs et de grands banquiers.
Quant à son idole, elle est loin du monde de la pop culture ou des salles obscures, puisqu’il s’agit de Jack Francès, le fondateur du groupe Suez. « Il a été mon mentor. Pourtant de nature pessimiste, il a trouvé mon enthousiasme teinté d’une formidable naïveté si rafraîchissant – quand je l’ai rencontré à 22 ans, je lui ai dit que je pensais restructurer le groupe dont il tenait les rênes – qu’il n’a pas eu le courage de stopper mes ambitions ! », se remémore avec émotion celle qui depuis a fait la bascule des affaires vers la philanthropie.
« Je n’étais pourtant pas féministe par essence »
Tout commence il y a une dizaine d’années autour d’un premier programme dédié aux entrepreneures dont la société d’au moins trois ans réalise un minimum de 1 million d’euros de chiffre d’affaires. En 2016, l’action de Martine Liautaud prend une nouvelle dimension avec la création de sa fondation, la Women Initiative Foundation (WIF).
Elle qui a toujours évolué dans un mode très masculin a été saisie par la situation des femmes. Son déclic se fait en 2009 lors de l’apparition de quotas pour plus de mixité au sein des conseils d’administration. « Seules 10 à 15 % des dirigeants sont des femmes dans le monde. Et elles n’étaient que huit dans les conseils. Si on ne cultive pas le vivier, vous ne changerez pas la tête. C’est d’ailleurs ce qui m’a motivée. Je n’étais pas féministe par essence, je ne me rendais compte ni des difficultés, ni des chiffres aussi bas. Je voulais faire quelque chose pour aider. »
« Mentors et ‘menties’ se crossfertilisent »
Dont acte, la femme d’affaires consacre à présent plus de 60% de son temps à ses activités philanthropiques. Elle organise 25 événements par an dans le monde avec 9 programmes dédiés aux entrepreneures de plus de 15 nationalités, que ce soit aux États-Unis, au Canada, en France et plus largement en Europe. Et ses ambitions sont grandes. « L’idée en 2020 est d’avoir 200 femmes dans tous nos programmes chaque année. » De Paypal à Engie en passant par L’Oréal, BNP Paribas ou Oracle, elle a su convaincre de nombreux grands groupes de rejoindre ses programmes « où mentors et ‘menties’ se crossfertilisent ».
Parmi les formations que propose sa fondation, Centrale-Supélec Berkeley mixe qualités de l’engineering et de la Business School pour les femmes entrepreneures ‘executives’ depuis au moins dix ans et un autre programme du Scripps College à Claremont en Californie se consacre aux Millennials employés par de grands groupes.
Martine Liautaud passe donc sa nouvelle vie professionnelle non pas à la retraite, mais à rendre service, voire à cautériser les plaies des autres : « La fondation est la seule société que j’ai montée qui ne rapporte rien sur le plan pécuniaire. Cela demande de développer une forme d’empathie supérieure, de passer au-dessus des égos. »
« Je suis entrepreneure depuis toujours »
C’est donc en fin de carrière après de hauts postes chez Indosuez, le Groupe La Martinière et avoir monté sa société de conseil et d’investissement que la dirigeante spécialiste de la fusion-acquisition fonce tête baissée vers la philanthropie. « Je ne me pose d’ailleurs toujours pas la question de savoir si ce que j’entreprends va marcher ou pas. Ça n’a aucune importance pour moi. Je dis toujours : ‘dans la vie, il faut y aller’. Je ne me mets pas de limites. Et d’ajouter : Je suis entrepreneure depuis toujours. Je l’étais déjà, même lorsque j’étais cadre. On ne devrait d’ailleurs jamais se poser le problème de la légitimité de ses actions. Quel que soit son secteur, on a le droit de créer, d’apporter sa pierre à l’édifice et de creuser son sillon… Et il y a des tas de manières de le faire. »
Sa signature ? De l’assurance et de l’audace. C’est grâce à cette bonne dose de culot et d’aplomb naturels que cette fille de polytechnicien est entrée dans le monde des affaires par la grande porte et, par la même occasion, elle n’a eu de cesse de dépoussiérer les clichés. En effet, Martine Liautaud revendique une grande liberté d’action et ce depuis toujours ou presque. « Maman me disait que lorsque j’étais enfant, on pensait que j’allais tourner à droite, je bifurquais à gauche. »
Autre qualité que même le moins affuté des limiers détecte chez elle : une instinctivité hors paire. « Je ne fais des choses que lorsque je les sens. Je ne fais ni de l’à-peu-près, ni du duplicata. À chaque fois, je réadapte. »
« En France, quand vous êtes leader, vous êtes ‘too much’ »
Pragmatique voire terre-à-terre, Martine Liautaud raisonne en actions concrètes, Taureau ascendant Taureau oblige ! Pour performer, elle a autant besoin d’un cadre que d’en sortir. En cela, elle qui n’était pas à sa place dans le système scolaire français et a repris des études à 38 ans au sein de l’université de Stanford, s’enthousiasme à l’évocation des campus américains : « Il y a une manière d’y révéler les gens à eux-mêmes. (…) En France, quand vous êtes leader, vous êtes ‘too much’. Aux États-Unis, c’est normal et vous vous reconnaissez alors le droit de l’être. »
Pour autant, elle s’érige contre l’élitisme de certains milieux. De Bill Gates à Elon Musk, elle salue les disruptifs, les défricheurs qui font évoluer le monde, mais n’est absolument pas impressionnée par les gens de pouvoir. « Il faut que les grands descendent un peu de leur chaise. C’est à se demander si le bon sens est partagé. Il y a quand même des pertes de sens et les gens se prennent quelques fois pour ce qu’ils ne sont pas et n’ont pas le droit d’être. »
« Il faut garder la superficialité en soi »
Même si elle reconnaît avec lucidité que le monde dans lequel nous vivons est rude, pas question pour autant de perdre une certaine légèreté. « Il faut garder la superficialité en soi. Or, elle peut disparaître selon les conditions de vie dont on bénéficie. Pourtant, c’est une partie de votre créativité. Sans elle, on ne peut pas apprécier le soleil qui se lève. » Pour illustrer ses propos, elle parle de sa mère qui faisait toujours attention à ce qu’elle portait. « Je mesure quel effort c’était et, au fond, quel cadeau elle a fait aux gens », reconnaît Martine Liautaud. Face à nous justement, la photo d’une femme à la prestance et à l’élégance non dissimulées : sa mère du haut de sa coquetterie et de ses 92 printemps trône tout près de son bureau.
Certes ponctué de souvenirs, ce lieu ne baigne pour autant dans aucune nostalgie, mais illustre les propos défendus par la femme d’affaires sur le sens de l’esthétisme comme source d’inspiration et d’épanouissement. À nos côtés, s’anime une œuvre numérique de Pascal Haudressy. Un Narcisse se transformant dans son lieu de vie, il fallait oser ! Martine Liautaud l’a fait. Et pas dans son bureau exclusivement… Son appartement est lui aussi orné de tableaux et de sculptures, d’œuvres numériques et de nombreux artistes haïtiens notamment. Elle le reconnaît : « Il faut que je me restreigne. Si je m’écoutais, j’achèterais des tableaux tout le temps ! »
« Vous ne pouvez pas aider les autres, si vous n’êtes pas bien vous-même »
Grande amatrice d’opéra, elle tamise son intensité professionnelle perpétuelle grâce au sport ou la méditation notamment. Elle en est convaincue : « Contempler, c’est reposer l’âme et le corps. » Preuve en est : « Quand je vais dans ma maison en Bretagne, si je suis seule, je ne préviens personne. Je me prends des radis, un petit verre de vin, un bon livre, et me pose face à la mer. J’ai besoin de grands moments de réflexion pour mon développement et j’aime la solitude. Je pense que vous ne pouvez pas aider les autres, si vous n’êtes pas bien vous-même. »
Pour se préserver, la lecture figure aussi en haut de la liste de ses occupations de prédilection. « Quand vous êtes tout le temps dans l’intensité, votre imaginaire a besoin de rentrer dans une autre histoire pour se reposer » et ainsi revenir nourrir ce qui adviendra demain. Se définissant comme un développeur obligé de marketer avant de créer, Martine Liautaud a le sentiment de devenir plus sage et plus empathique au fil des années. Aujourd’hui, toujours sans le moindre doute, elle l’affirme : « Il faut faire attention aux autres. Je veux croire que ça crée un cercle vertueux, que les gens aidés peuvent aider les autres. » CQFD.